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nous atteignons Khoréis, les boutiques de ce grand village sont closes, le soleil étant couché, c’est-à-dire que les planches qui, en plein jour, forment des tables où l’on étale les marchandises sont remontées à leur place, mais une partie de la population masculine se repose en fumant sous le porche ou sur les galeries des maisons. Il en est de même au village plus petit de Gaspra, auprès duquel se trouve la demeure présente du comte Tolstoï. Nous prions l’un des personnages taciturnes assis sur ses talons dans la rue de vouloir bien porter un billet qui annonce notre arrivée à Ialta. Il le prend sans répondre et part avec si peu d’empressement qu’on peut se demander s’il s’acquittera de la commission. Cependant nos chevaux attendent près de la fontaine, au bruit cristallin de son filet d’eau, tandis que fraîchit l’air du soir et que le crépuscule enveloppe de plus en plus ce village silencieux. Aucune curiosité de la part des habitans. Point d’enfans qui viennent rôder autour de nous. Le Tatare pratique cette espèce de politesse particulière qui consiste à ne jamais dévisager l’étranger, politesse que l’étranger n’a pas toujours à l’égard du Tatare.

Encore douze verstes environ jusqu’à Ialta. Nous les faisons dans l’obscurité croissante, qui ne laisse distinguer que confusément, à l’état d’immense forêt, les parcs des deux propriétés impériales d’Orienda et de Livadia. On obtient sans peine la permission de les traverser en suivant la route inférieure pour se rendre à Gaspra. Nous nous promettons de revoir au grand jour ces bois qui logent des chapelles byzantines, des palais de marbre, et dont la magnifique végétation se déroule parmi le désordre des rochers jusque dans la mer.

Mais quel est ce mirage ? Tandis que les étoiles s’allument au ciel et que des feux brillent çà et là sur les flots, voilà, au-dessous de nous, comme un fourmillement d’astres, comme un semis de diamans : c’est Ialta, qui, scintillante de lumière électrique, se dérobe coquettement à chaque tournant du lacet. Vers le port, dessiné par des cordons de feu régulièrement tendus, nous nous précipitons à fond de train, dans l’ombre noire des cyprès, des pins, des peupliers qui enveloppent notre course tournoyante et ont l’air de lui opposer des barrières. Une amazone très attardée, qui descend de l’Ai-Petri, se range pour nous laisser passer. Sa forme vague s’efface presque dans la nuit, mais, près d’elle et mieux éclairé, car il allume en ce moment