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mot Résurrection ? À cette nouvelle Madeleine qu’on appelle la Maslovna ou à celui qui l’a jadis perdue sans aucun risque pour lui-même ? La résurrection de Nekludov, représentant de la tiédeur dans le bien comme dans le mal, victime d’une certaine inertie d’âme qui exclut le remords et la réparation, me semble à beaucoup près la plus difficile et la plus intéressante. J’ai toujours compris que le ressuscité devait être, dans l’esprit de l’auteur, Nekludov. Et il paraît que je ne me suis pas trompée.

— Mais, dit une des personnes présentes, où est-elle donc, cette conversion, cette résurrection, en ce qui le concerne ? Quels gages en donne-t-il ? Nous le voyons garder son bien et son rang social. Il est tout près de se prévaloir de son sacrifice à l’égard d’une femme devenue déjà moralement supérieure à lui, et, à la veille de ce sacrifice, il regrette un bonheur bourgeois ; le monde avec ses vanités semble toujours prêt à le ressaisir.

— C’est vrai, dit Tolstoï, aussi son histoire n’est-elle pas achevée. J’ai l’intention de la reprendre un jour, mais j’ai tant à écrire auparavant…

Et, avec un sourire :

— De quoi remplir une quarantaine d’années !

On sait qu’il prépare son Journal, qu’il écrit sur la liberté de conscience. Je n’ose lui dire qu’il ferait mieux de se remettre tout de suite à un beau roman, et combien je souhaiterais qu’il n’eût jamais donné que la forme de roman aux pensées qui ont pris depuis forme d’oracles ! Mais n’est-ce pas une chose pathétique que ces grands projets d’effort chez un vieillard dont tant de fois le décès fut annoncé comme imminent ? Sans relâche il travaille, consacrant invariablement à écrire la longue matinée tout entière. Il n’a consenti à s’exiler en Crimée qu’à la condition qu’on ne lui défendrait pas cela.

Une faculté jeune et charmante de jouir de tout lui reste à travers la vieillesse et les infirmités. Il nous entraîne sur la terrasse pour assister au spectacle d’un beau clair de lune. Le parfum des fleurs monte vers nous dans le silence. Il s’écrie : — Ces nuits de Crimée,… n’est-ce pas beau ?…

Et il se réjouit des intermittences de son mal, qui lui permettent parfois de faire des courses très longues dans la campagne. Tolstoï n’ajoute pas qu’après ces retours soudains d’énergie, il lui arrive de tomber dans une mortelle faiblesse et de sentir l’approche de la fin, qui d’ailleurs ne lui inspire aucune