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Et Tolstoï se laisse de bonne grâce éclipser par son enfant disparu. Il écoute sa femme, qui parle beaucoup et agréablement. Elle nous avoue que, pour elle, c’est ici un isolement relatif, habituée comme elle l’est à recevoir tant de monde. Et elle nous nomme ses hôtes les plus intéressans, M. Déroulède entre autres, qui est venu à Yasnaïa Polnaïa et qui a dit : « Personne dans cette maison ne pense comme moi, et cependant je m’y plais, je m’y plais infiniment. »

Dans la soirée, une lettre lui arrive, qu’elle lit en partie tout haut ; c’est une lettre de pope la conjurant de faire en sorte que son mari se convertisse avant de mourir.

— Celle-ci encore, dit-elle, est bien intentionnée, mais nous sommes accablés d’admonestations du clergé. Dans les églises du voisinage, certains popes prêchent contre mon mari. L’archevêque de Simféropol l’a traité d’Antéchrist du haut de la chaire.

Comment une Église chrétienne peut-elle s’acharner ainsi contre un grand spiritualiste, soumis en ses œuvres au joug de Jésus-Christ, contre l’homme inspiré qui a dit : « L’essence de la vie religieuse d’aujourd’hui est le sentiment pour chaque homme d’être enfant de Dieu et frère de tous ses semblables ? »

On a peine à concevoir une pareille injustice, qui est en outre, qui est surtout une grande maladresse.

Tolstoï ne se plaint d’aucune persécution. Depuis longtemps il demandait que les simples lecteurs et propagateurs de ses ouvrages ne fussent point punis, que le châtiment, si l’on en exerçait un, retombât sur lui seul. Et, en écrivant sa fameuse lettre après les manifestations de Kazan, il ne s’est pas exposé en aveugle à une disgrâce.

— On assure cependant, nous dit-il, que ma lettre avait ému l’Empereur ; mais, autour de lui, tout le monde répétait sans doute : Tolstoï est un romancier, ces questions de politique lui sont étrangères. Et il s’est rangé à l’avis général.

Tolstoï ne croit à aucun mauvais sentiment de la part de qui que ce soit envers l’Empereur. Ce qui paraît en Russie animosité contre le gouvernement n’est, comme il l’a écrit, que la résistance à un obstacle qui prive des milliers d’hommes du plus grand de tous les biens : la liberté et les lumières. Il ne s’agirait que de reconnaître la cause du mécontentement (peut-être le tsar la reconnaît-il) et d’y remédier (cela devient plus difficile).