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Hawkesbury ou de quelques articles de gazette, il dicte à Talleyrand cette dépêche du 23 octobre, d’une précision de visée, d’une impulsion de pensée prodigieuses, programme formidable de l’avenir[1]. Si, comme il l’a répété si souvent, il ne fît qu’obéir aux circonstances et « subir sa destinée, » jamais homme ne se fit, à ce point et avec cette clairvoyance, le prophète de son destin.


« Toutes les fois que les ministres vous parleront, directement ou indirectement, de la guerre, vous devez y répondre d’un ton très élevé. S’agit-il d’une guerre maritime ? Que produirait-elle, sinon d’empêcher le développement (d’une marine) qui n’est rien encore ? S’agit-il d’une guerre continentale ? Ce n’est probablement ni la Prusse, ni la Bavière qui marcheront avec les Anglais. L’Autriche est décidée, quoi qu’il arrive, à ne se mêler de rien…

« Et si l’Autriche se mêlait de quelque chose, ce serait alors l’Angleterre qui nous aurait forcés de conquérir l’Europe ; car, au premier coup de canon, nous serions maîtres de la Suisse, de la Hollande, et, pour nous épargner tous les embarras dont ces pays sont la source et l’occasion, nous pourrions les réunir à la France. Nous pourrions en faire autant des républiques italienne et ligurienne, au lieu de les laisser dans cet état métis qui paralyse des ressources immenses. Le Hanovre et la Prusse seraient également perdus, et toute l’Angleterre devrait se mettre sous les armes pour parer aux projets de descente qu’immanquablement on tenterait. Et si le Premier Consul se transportait à Lille ou à Saint-Omer et faisait réunir tous les bateaux plats de la Hollande et cent mille hommes sur les côtes, l’Angleterre serait dans des alarmes continuelles, joint à cela que, dans les deux premiers mois de la guerre, elle aurait perdu le Hanovre et le Portugal et constitué véritablement cet empire des Gaules dont elle cherche à effrayer l’Europe. »


Le Premier Consul ne songe pas à opérer pour la Suisse ce qu’il a opéré à Lyon pour l’Italie ; mais, « si le ministère britannique fait faire la moindre notification officielle d’où il puisse résulter qu’il (le Premier Consul) n’a pas fait telle chose parce qu’il ne l’a pas osé, à l’instant même, il la fera. » On prétend qu’il redoute la guerre. Si les Anglais le croient, « ils apprendront à leurs dépens qu’il aura été plus facile au Premier Consul d’avoir 800 000 hommes par un seul appel, qu’il ne l’est peut-être de les faire revenir aux travaux de l’agriculture et du commerce. » Il veut la paix, « car la nation française peut trouver autant d’avantages dans le commerce que dans l’extension de son territoire ; » mais il n’abandonnera pas la Suisse au parti salarié par l’Angleterre ; « il ne

  1. Talleyrand à Otto : « Après une conversation avec le Premier Consul. »