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contraire de l’exagération de ce critérium. L’intensité des impressions que nous devons aux œuvres de la littérature ou de l’art est une chose ; leur degré de bienfaisance ou de moralité en est une autre. L’Hermione de Racine, sa Roxane, sa Phèdre, qui n’expriment sans doute rien de « bienfaisant » et dont les exemples non seulement ne sont pas à suivre, mais ne sont pas non plus à éviter, puisqu’elles sont autant de victimes de la fatalité passionnelle, n’en demeurent pas moins des créations d’art très supérieures à la Zaïre, à l’Alzire, à l’Aménaïde de Voltaire. Lesquels encore sont les plus bienfaisans, des caractères d’héroïsme, un peu déclamatoires parfois, qu’exprime l’entraînante peinture de Rubens, ou des caractères d’intimité qui font le charme, la profondeur et la magie de la peinture de Rembrandt ? On pourrait discuter longtemps. Mais, Messieurs, ce sont là pour nous, aujourd’hui des détails, et l’important, l’unique important, le voici : dans sa Philosophie de l’Art, et en raison de sa soumission aux exigences de son sujet, la critique de Taine, de scientifique qu’elle était, s’est faite esthétique, et le fondement objectif du jugement qu’il avait cru trouver jusque-là dans les analogies de l’histoire naturelle, il a dû prendre son parti de le chercher dans l’homme, et dans la constitution de notre sensibilité.

Un autre en fût-il demeuré là ? Oui, peut-être ! un Nisard ou un Sainte-Beuve. Mais de la façon que Taine s’était posé la question, toutes les formes de l’humaine activité relevaient de sa critique, et après avoir éprouvé la valeur de son système ou de sa méthode par la littérature et par l’art, il lui restait à l’éprouver dans le domaine de l’histoire et de la politique. C’est ce qu’il a tenté, vous le savez, dans ses Origines de la France contemporaine.

Les événemens de 1870-1871 ont-ils d’ailleurs été pour quelque chose dans le choix du sujet ? On l’a dit, et cela se peut. Aucun de nous n’est si philosophe que de réussir à s’isoler tout à fait des événemens de son temps, et la vie publique a son retentissement jusque dans la sphère de la pensée pure. Mais, précisément, Taine, en dépit de l’apparence, n’a jamais vécu dans la sphère de la pensée pure. Il n’y vivait pas quand il se faisait, pour La Vie Parisienne, le secrétaire de Thomas Graindorge ; il n’y vivait pas quand il écrivait ses Notes sur l’Angleterre. Et, assurément, sa manière de s’inspirer de l’actualité ne ressemblait pas à celle d’un journaliste. Sous les faits qu’il observait, de quelque nature qu’ils fussent, il en cherchait toujours la loi. Mais parce qu’il en cherchait la loi, tous les faits aussi, de quelque nature qu’ils fussent, avaient donc pour lui la même