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me causent, lorsqu’elles passent, effondrées sur des coussins magnifiques, entre les bras ridés de ces vieillards nus !… Des petites poupées sinistres qui semblent molles et ballantes, le cou rentré dans les épaules sous le poids de la tiare de pierreries. Petites figures roses, de la grosseur d’une orange. (Pourquoi roses, puisque les races de l’Inde sont couleur bronze ? ) Des lèvres minces, des yeux fermés, sans cils ; on dirait des embryons humains, des avortons morts, mais gardant des airs féroces, dans leur dernier sommeil, — féroces et en même temps lassés, gavés, ivres, au milieu de la profusion de colliers, de diamans, de rubis, de torsades en perles fines où leur corps lamentable est noyé. De chaque côté de la tête, on leur a pendu de grandes oreilles en or chargées de boucles précieuses. On leur a attaché sur les mains de fausses mains en or, beaucoup trop grandes, à longs ongles et, au bout des jambes, de trop grands pieds en or. Et l’un de ces gants disproportionnés a laissé échapper la petite main de singe ou de fœtus qui apparaît toute recoquillée, et toute rose comme les figures…

L’orchestre de tam-tam et de musettes fait rage, sous l’éblouissant soleil, tandis que les bateliers velus emportent ces vieux petits enfans mort-nés, ensevelis dans les bijoux et les brocarts. Au fond de la barque, on les assied sur des trônes, où ils redeviennent invisibles entre des rideaux épais.

Et c’est fini. Le cortège, les éléphans, les parasols, tout cela s’en va. Les bords du lac se retrouvent déserts. Ce sera seulement ce soir, au clair de lune, que se promènera la barque fantastique.


La nuit, une fois de plus, est venue reposer le vieil Hindoustan de l’excès du jour, de l’orgie des rayons et des couleurs. Et, au milieu du noir bleuâtre qui s’épand sur la terre, la lune commence d’argenter doucement des choses. Alors, tout le long du lac de Shiva, sur chacune des trois assises de granit qui y descendent comme des marches, les fidèles, par escouades, s’empressent à allumer des rangées de mèches imbibées d’huile, et c’est bientôt une triple ligne de petites flammes, dessinant l’immense pourtour carré des eaux. Dans l’île du milieu, la pagode est toute illuminée aussi, toute détaillée en traits de feu, et quand même reste blanche sous la blanche lune.

Depuis le coucher du soleil, la foule s’assemble. Toutes les avenues d’arbres, de banians échevelés, qui débouchent ici,