Page:Revue des Deux Mondes - 1902 - tome 11.djvu/396

La bibliothèque libre.
Le texte de cette page a été corrigé et est conforme au fac-similé.

pitié. Pendant cinq ou dix ans, leur tâche quotidienne consiste à entendre louer leurs camarades plus heureux, à assister à des leçons énigmatiques, et à attendre patiemment que la classe soit finie. Bien heureux si, à force de silence, blottis à leur place, ils échappent aux moqueries faciles d’un professeur énervé. Ils ne comptent pas, ils le savent, et n’ont d’autre désir que d’être encore plus oubliés. Pauvres garçons qui couvent en secret d’éternelles rancunes ou qui achèvent d’éteindre la petite lumière qui était en eux ! Quelle que soit la bonté condescendante dont on les entoure, tout leur rappelle à chaque instant la fatale différence qui les sépare de leurs camarades, tout leur répète qu’ils ne sauraient avoir d’importance ou de valeur dans un milieu dont l’effort principal est tendu vers le succès.

Thring tourne la difficulté en changeant d’un coup de barre ingénieusement héroïque l’orientation de son collège. Quelle illusion, bien plus, quel crime, — on sait qu’il aime les fortes expressions, — de regarder l’école comme une serre intellectuelle où seulement une élite de privilégiés pourra se développer ! Non, l’école n’a pas de but plus essentiel que de préparer les jeunes gens à être à la hauteur de leur mission en ce monde et comme tous, intelligens ou faibles d’esprit, ont une mission, chaque enfant, si désespérément borné soit-il, a droit exactement, de la part de ses maîtres, à autant de soins que les plus brillans de ses camarades, à moins que, pour des raisons particulières, il ne réclame encore plus de zèle et de dévouement. En vérité, il faut être imbu jusqu’aux moelles du plus pur esprit du christianisme pour mater si vigoureusement l’orgueil de l’esprit et pour tenir pratiquement comme un « présent de vil prix » ces facultés et ces triomphes dont nous sommes tous ou si jaloux ou si fiers. Quant à se proposer de mettre de tels principes à la base d’une réforme scolaire et de les imprimer dans les jeunes âmes sans rien diminuer de l’élan pour les travaux de l’esprit, on conviendra sans peine, je pense, que jamais éducateur ne tenta une plus rare et plus chimérique aventure.

Mais celui-ci ne doutait de rien. Il se rappelait une anecdote qui, dans son esprit concentré sur une même pensée, s’était tournée en allégorie. Un de ses frères causait un jour dans la boutique d’un marchand de couteaux. Entre un enfant ; le marchand interrompt la conversation et s’occupe avec un soin extraordinaire de trouver un couteau qui satisfasse toutes les exigences