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collège Stanislas, où il se lie avec Maurice de Guérin. Il n’aurait pas mieux demandé que de se fixer tout de suite à Paris. Sa famille ne l’entend pas ainsi et le rappelle dans cette Normandie, dont le charme le laissait alors parfaitement insensible ; on l’envoie à Caen pour faire ses études de droit ; il prend ses grades docilement, tout en s’occupant de littérature avec son ami Trébutien et fondant de concert avec lui de vagues revues. Il s’essaie à composer des nouvelles ; il rime quelques vers. Surtout il s’ennuie. « Je vais recommencer un journal. Cela durera le temps qu’il plaira à Dieu, c’est-à-dire à l’ennui, qui est bien le dieu de ma vie. Quand je serai las de me regarder, je fermerai ce livre, et tout sera dit. Pourquoi ne se débarrasse-t-on pas aussi facilement de soi-même, cet inexorable quelque chose qui est malgré lui-même, car le suicide nous en débarrasse-t-il entièrement ? Qui le sait ? Le sommeil sans rêves que souhaitait Byron n’était pas une réponse à l’angoissée question de Shakspeare. » Ce sont de mornes années, à peine égayées par quelques aventures de jeunesse. Il semble bien que ce durent être les plus médiocres aventures du monde. Sur ces questions délicates, nous laissons la parole à son biographe. « Il n’y a que la femme, en ce moment, qui intéresse Barbey, écrit M. Grêlé. Mais par exemple elle se glisse toujours dans sa pensée inquiète. Cette vision l’arrache à ses tristesses. Il ne s’analyse plus quand il aperçoit « un bel animal, » « un de ces Attilas femelles qui ravagent le monde sans épée. » Il est tout occupé à contempler et à admirer la beauté des formes du beau sexe ; il en détaille les moindres contours et rôde avec des frémissemens de volupté aux abords de la splendide image en qui s’incarne la divinité de l’amour. Ce « n’était qu’une fille de la terre, dit-il d’une femme qu’il a rencontrée dans ses pérégrinations, avec des dents blanches sous de longs anneaux noirs tombant aux joues brunes, et des yeux hardis. Un délicieux modèle de courtisane et qui serait affolante avec une bande en velours écarlate sur le front, à la grecque, et ses larges épaules roulées dans une mantille. Elle sucerait l’or, le sang, la vie ! Ne dirait-on pas qu’il va tomber à genoux devant cette déesse et l’adorer avec des transports d’idolâtrie ?… » Disons-le, si cela peut faire plaisir à M. Grêlé ; mais ce qui est certain, c’est que ce langage n’est pas celui de Don Juan. Ce frémissement devant la plastique des dames de Caen n’est pas d’un grand débauché. Le libertinage de l’honnête garçon fut surtout libertinage d’imagination. C’est un trait à retenir ; sans d’ailleurs en exagérer l’importance. Il n’y a dans la physionomie du jeune Barbey rien d’exceptionnel ; et elle ne nous frappe que par son air d’absolue banalité.