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Mais ce provincial qui s’ennuie a été touché par la manie romantique. A la date de 1838, où nous sommes parvenus, le romantisme commençait à se démoder à Paris : c’est le moment où il se répandait dans la province. L’auteur des lettres de Dupuis et Cotonet a décrit les ravages qu’il faisait vers le même temps à la Ferté-sous-Jouarre : d’n’incendia pas moins le Cotentin. La lecture de Byron enflamma les cœurs bas-normands. Dans ses heures d’oisiveté, de tristesse et de désenchantement, Jules Barbey dévorait Manfred et le Corsaire. Il se passionnait pour les héros superbes et solitaires. Il enviait les orages de leur âme et leur destinée chargée d’anathème. Il se composait un idéal de vie à l’instar de la leur. Il entrait en révolte contre une société dont il n’avait que trop d’occasions de sentir la mesquinerie, l’étroitesse et les préjugés. Il s’imaginait brisant avec toutes les conventions, bousculant les convenances, se campant dans une indépendance farouche, s’isolant dans l’âpreté de son orgueil, déliant l’humanité du geste et du regard, hautain, méprisant, beau d’insolence. Et tandis que d’autres n’avaient rencontré l’image de leur héros que dans Les vers des poètes et dans les vignettes des éditions romantiques, lui, il l’avait vu de ses yeux, ayant dans les rues de Caen croisé Georges Brummel qui y vint mourir. C’avait été un triste personnage que ce père du dandysme, et sa frivole impertinence avait pour châtiment une fin lamentable. Après avoir régné sur la mode et révolutionné l’histoire du costume par l’invention du frac, il était tombé dans une profonde détresse. Disgracié par le prince dont il avait été le protégé et dont il avait eu le tort de se croire le camarade, et d’ailleurs parfaitement ruiné, il était passé en France où, grâce aux aumônes d’amis restés fidèles, il avait essayé de maintenir son prestige. Mais la fidélité au malheur ne dure qu’un temps. Brummel se vit bientôt réduit aux expédiens. Finalement, il tomba de l’extravagance dans la démence et mourut fou. Mais aux yeux du jeune provincial, quelle destinée ! Avoir été l’arbitre des élégances et s’échouer à l’hôpital ! Avoir été l’oracle de la société la plus aristocratique et s’éteindre dans un cabanon ! Avoir conquis les femmes par sa grâce, ébloui les hommes par son esprit, et se sentir terrassé par la folie ! Quel contraste ! Quel exemple d’un sort extraordinaire ! Barbey en resta frappé d’admiration pour le restant de ses jours. Dandysme et byronisme, il est là tout entier. Plus tard et dès qu’il en aura l’occasion, il ne fera que réaliser cet idéal entrevu pendant de longues années de rêverie ennuyée.

Lorsqu’il débarque à Paris, nous assistons à une lutte entre ses instincts bourgeois et ses aspirations byroniennes. Il frappe à la