Page:Revue des Deux Mondes - 1902 - tome 11.djvu/459

La bibliothèque libre.
Le texte de cette page a été corrigé et est conforme au fac-similé.

On y voit l’abbé Sombreval déterrer avec ses ongles sa fille morte et se sauver en portant dans ses bras le cher cadavre. — Il est clair que ces personnages ne sont pas taillés sur le patron de l’humanité moyenne. L’auteur les a découpés en pleine fantaisie, comme autant de marionnettes horrifiques et cocasses.

Reste une dernière forme du romantisme dont Barbey d’Aurevilly ne pouvait manquer d’être dupe : c’est le satanisme. Il consiste, comme on sait, a chercher dans la foi un condiment à la jouissance. Pour goûter la joie de blasphémer, il faut croire en Dieu. Le pécheur trouve à savourer sa faute un plaisir que les incrédules ne peuvent connaître. C’est le mot de la Napolitaine, regrettant que son sorbet ne fût pas un péché, pour le trouver meilleur. Ce raffinement malsain a reçu chez nous son expression la plus complète dans la poésie de Baudelaire : aussi, lorsque les Fleurs du Mal parurent et firent scandale, Barbey d’Aurevilly s’empressa-t-il de se ranger parmi les plus chauds partisans de leur auteur. Lui-même ne s’est pas tenu de s’essayer dans ce genre : de là les Diaboliques. Je n’engagerais personne à lire ce méchant recueil de nouvelles qui veulent être inconvenantes, car il n’est guère de lecture plus ennuyeuse. Et pourtant, il n’y a pas moyen sans cela de connaître pleinement l’âme de Barbey d’Aurevilly. C’était une âme éperdument naïve. Son innocence foncière éclate dans les efforts que fait le malheureux écrivain pour paraître pervers. Les Diaboliques sont une manière de chef-d’œuvre : c’est le chef-d’œuvre de la candeur dans l’incongruité.

Avec l’humeur que nous lui connaissons, s’il est un métier auquel Barbey fut particulièrement impropre, c’était à coup sûr celui de critique : c’est aussi celui qu’il a exercé le plus assidûment. Il est vrai de dire qu’il ne l’avait pas choisi : il s’y était laissé reléguer, faute de mieux et sans résignation. Mais dans les journaux où on l’accueillait on se méfiait de ses incartades, et on pensait. que, venant à se produire dans les questions de bibliographie, elles tireraient moins à conséquence. « J’aspirais à la politique, mais on a pensé que j’étais trop net, trop vibrant, imprudent, un casse-cou armé d’un casse-tête ; et les douceâtres et les nuageux de l’endroit m’ont mis à la bibliographie. Comme exercice d’humilité, j’ai pris ce qu’on me donnait, sans mot dire. Saint Bonaventure lavait des assiettes. Je tâcherai de les laver comme lui, avec des mains de Cardinal. » Ces assiettes qu’on lui donnait à laver, pour reprendre son élégante métaphore, il lui arriva souvent de les casser et plus souvent de les jeter à la tête des gens. Sous la forme d’articles de journaux, ces baroques improvisations