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qu’il détestait énergiquement ses ennemis. Il traite fort mal ceux qui ne sont pas de son sentiment ; il les appelle sans marchander des sots et des fous, et il trouve « qu’on devrait venger le bon sens sur leur dos, à coups de bâton. »

Dans sa famille, il ne devait pas être toujours commode. Il entendait que sa femme Helvia vécût à la manière des matrones de l’ancien temps ; il la confinait dans les soins du ménage et ne voulut pas permettre qu’elle se donnât un vernis de littérature et de philosophie, comme le faisaient tant d’autres femmes du monde. Il aimait beaucoup ses trois fils, auxquels il avait fait donner une brillante éducation, et qui furent tous des gens très distingués ; il était fier d’eux et, comme tout le monde, les croyait réservés à un grand avenir, ce qui ne l’empêche pas de leur parler quelquefois avec rudesse. On voit bien qu’entre eux et lui il devait y avoir un désaccord. Les fils voulaient être de leur temps. Ils ne condamnaient pas sans réserve les façons nouvelles de parler et d’écrire ; ils ne tenaient pas les yeux obstinément fixés sur le passé, ils avaient confiance en l’avenir, ils pensaient que l’humanité devait se perfectionner avec l’âge : l’un d’eux n’est-il pas le premier des philosophes anciens qui ait formulé d’une manière précise la théorie du progrès ? Le vieillard, au contraire, était morose, découragé ; il proclamait que tout allait plus mal qu’autrefois, et que « c’est une loi fatale, immuable, que les choses humaines parvenues au faîte retombent au plus bas degré plus vite qu’elles n’étaient montées. » Il est permis de croire qu’entre des gens qui professaient des opinions si opposées, les discussions devaient être assez fréquentes. Pour convaincre ses fils, le père s’étendait en éloges du passé, et, parmi les comparaisons qu’il en faisait avec le présent, il rappelait sans doute que cette époque fut la plus brillante de la déclamation romaine ; il parlait de ces grands rhéteurs dont on ne savait plus que le nom, il citait les plus beaux passages de leurs discours qu’il avait retenus et qui n’existaient plus que dans sa tête. Depuis qu’il les avait entendus, plus d’un demi-siècle s’était écoulé, mais il ne les avait pas oubliés. Dans un temps où l’on avait fait de la mémoire un art qui s’enseignait dans les écoles, celle de Sénèque tenait du prodige. « Il retenait deux mille noms et les redisait dans l’ordre où on les avait énoncés. Il répétait plus de deux cents vers qu’il venait d’entendre, en commençant par le dernier. » Ses enfans, qui prenaient grand plaisir à l’écouter, lui