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Rome, il veut forcer son fils à quitter la première pour épouser l’autre, et, comme il refuse, il le chasse[1]. Du père ou de son fils, qui a raison ? c’est le sujet à débattre. Pour ne prendre que ce qu’il y a de nouveau et de piquant dans la cause, je néglige le flot des lieux communs qui se débitent des deux côtés : — C’est la fille d’un pirate — qu’importe ? Rome n’a-t-elle pas été d’abord un ramassis de brigands ? Et le bon roi Servius n’était-il pas le fils d’une esclave ? Si chacun se faisait sa fortune à lui-même, on naîtrait toujours dans la famille d’un grand seigneur. — Mais elle n’a pas eu de dot. — Tant mieux, celui qui l’a épousée est plus sûr de n’être pas son serviteur ; et, à ce propos, on réédite toutes les sottises que les anciens comiques disent aux mulieres dotatæ. Les lieux communs de ce genre reparaissent dans presque toutes les déclamations, et je les passe. Ce qu’il y a d’intéressant dans celle-ci, ce qui mérite d’être noté, c’est de voir que dans une cause où il semble que l’amour devait tenir tant de place, il n’en est pas question, ou plutôt que le seul orateur à peu près qui en parle y trouve un prétexte pour ne pas regarder ce mariage comme sérieux, puisqu’il a été contracté, dit-il, dans un accès de folie (furore et morbo), c’est-à-dire par des amoureux. Ceux qui prennent le parti de la jeune femme la louent surtout d’avoir une âme douce et compatissante : « Elle soignait les captifs, elle intervenait en leur faveur, elle allégeait leurs souffrances ; » voilà les seules vertus qui lui conviennent. Son mari semble tenir à la défendre de l’amour comme d’un crime. « Quand elle l’a vu pour la première fois, couvert de haillons, les mains serrées dans des chaînes, les membres décharnés, les yeux enfoncés dans leur orbite, il n’était pas fait de manière à lui inspirer une passion ; ce n’est donc pas un caprice d’amour, c’est la pitié seule qui lui a donné la pensée de le sauver. » On voit bien qu’en laissant croire que la jeune fille était amoureuse, il aurait cru la déconsidérer[2].

Je ne veux pas quitter cette controverse, l’une des plus

  1. A propos de cette expression pater filium abdicat, dont se sert Sénèque, M. Bornecque nous dit dans sa note : « l’abdicatio, dont il est continuellement question chez tous les déclamateurs latins, acte par lequel le père chasse son enfant, n’est plus obligé de le nourrir, et le prive de ses droits à l’héritage, n’a jamais existé à Rome. »
  2. Scudéry a repris le sujet de la fille du pirate et l’a inséré dans son roman d’Ibrahim ou l’illustre pacha. Il serait intéressant de voir comment il l’a traité et de constater, par la comparaison, la différence des mœurs et des idées.