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De ce que la science, en effet, n’est qu’un système de rapports, et de ce que ses progrès ne sauraient consister qu’à développer le système de ces rapports, il résulte, en premier lieu, que nous pouvons toujours nous tromper sur la nature de ces rapports, et que la vérification, si je puis ainsi dire, en doit donc toujours demeurer ouverte. On dit : « C’est un fait ! », et quand on l’a dit, il semble que l’on ait tout dit[1]. Mais sans nous attarder à demander ce que c’est qu’un fait, et d’où vient l’autorité qu’on lui prête, encore faut-il savoir quelles sont les circonstances de la production de ce fait, et nous ne sommes jamais absolument sûrs de les connaître toutes. Ceux qui croyaient encore, vers le milieu du XIXe siècle, aux générations spontanées ne se trompaient que de ne pas connaître toutes les circonstances de la production des infiniment petits et, pareillement, ceux qui n’ont voulu voir longtemps, dans les fermentations, qu’un phénomène ou un fait de l’ordre physico-chimique. A cet égard, et pour cette seule raison, dès que la science est conçue comme un système de rapports, la science, d’âge en âge, est donc perpétuellement, et en un certain sens, tout entière à refaire.

Mais elle l’est encore, et surtout, pour cette autre raison, qu’aucune découverte ne saurait s’accomplir en un point du système qui n’ait sa répercussion sur le système tout entier. Je viens de faire allusion aux travaux de Pasteur, j’y pourrais joindre ici ceux de Darwin : ils n’ont certes pas infirmé les découvertes de Newton, mais ils ont cependant modifié l’idée qu’on se formait avant eux du système du monde. La conception de la vie n’est plus pour nos physiologistes ce qu’elle pouvait être pour Cabanis ou pour Bichat ; le tableau de la nature n’est plus pour nous ce qu’il était pour les contemporains de l’auteur du Cosmos. On voit d’ailleurs assez clairement qu’à mesure que nous connaîtrons mieux ces « rapports » qui sont toute la science ; à mesure qu’ils seront plus nombreux, et surtout plus subtils ou plus déliés ; à mesure que l’enchaînement, qui n’en est souvent qu’approximatif, en deviendra plus rigoureux, à mesure donc aussi ces « actions » et ces « réactions, » moins apparentes, et

  1. J’inclinerais volontiers à croire que la constatation du « fait » équivaut à l’aveu du « mystère ; » et je remarque en tout cas que, toutes les fois qu’on termine une discussion philosophique en en appelant au « fait, » c’est que l’on n’a plus rien à dire. L’appel au fait, en tant que fait, est l’ultima ratio du raisonnement ou de l’expérience aux abois.