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bel exemple de l’art de compliquer ou d’embrouiller les questions. Ce n’est pas, à la vérité, que la solution de la difficulté soit aisée, et ce n’est pas non plus qu’en s’efforçant de la donner, de nombreux philosophes n’aient fait preuve d’infiniment d’esprit. Aussi bien, pour la plupart d’entre eux, qui se croient des penseurs et qui ne sont que des artistes, — puissé-je le dire sans les blesser ! — ne sont-ce pas les solutions qui importent, mais les chemins qu’on prend pour les atteindre. Dans un tableau d’Hogarth, qui fait partie de la série de son Mariage à la mode, et qui représente un laboratoire ou un capharnaüm d’apothicaire, on voit un appareil d’une complication singulière et presque menaçante ; on s’approche pour l’étudier ; et on s’aperçoit, ou du moins on croit s’apercevoir, car il ne faut répondre ici de rien, que cet appareil si savant, dont on ne peut s’empêcher d’admirer l’inventeur, n’a d’autre usage que de servir à déboucher les bouteilles. Un tire-bouchon n’eût-il pas fait tout aussi bien l’affaire ? Quelques philosophes ont ressemblé dans l’histoire à cet inventeur, — et ce ne sont pas les moins illustres ! Toute leur ingéniosité n’a pu faire pourtant que le problème de l’objectivité du monde extérieur comportât plus de trois solutions.

Ou bien le monde extérieur n’existe pas, n’est qu’une illusion de nos sens, un rêve qu’on ferait les yeux ouverts, une projection des lois de notre intelligence à travers l’espace ou le temps ; — et c’est la première solution. Ou bien le monde extérieur existe, et les impressions que nous en recevons sont conformes à leur objet, les phénomènes sont en soi ce qu’ils nous semblent être, ils seraient encore tout ce qu’ils sont si nous n’existions pas nous-mêmes ; — et c’est une seconde solution. Ou bien enfin, le monde extérieur existe, mais entre l’idée que la constitution de notre esprit nous permet d’en prendre et la réalité de ce qu’il est en son fond, il n’y a pas de rapport à nous connu, de communication certaine, de ressemblance ou d’analogie ; — et c’est la troisième solution.

Mais, de ces trois solutions, quelle que soit celle que l’on adopte, et pour quelques raisons que ce soit, le monde extérieur n’en continue pas moins d’être tout ce qu’il est pour nous. Scientifiquement il est pour Berkeley, qui le nie, ce qu’il était pour les diocésains de son évêché de Cloyne, et, scientifiquement, il ne diffère pas pour Johann Gottlieb Fichte, qui le crée, de ce qu’il est pour les étudians de l’Université d’Iéna. Entre le monde