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coup d’autres, je les portais en moi et j’en faisais mes délices dans mes heures solitaires, sans toutefois rien mettre par écrit[1]. »

À la fin du mois d’août 1771, il retourne à Francfort et, sauf un séjour de quatre mois à Wetzlar en 1772, qui lui donne le sujet de Werther, sauf quelques excursions à Darmstadt, à Mayence, à Hombourg, et un voyage le long du Rhin avec Lavater et Basedow, il reste dans sa ville natale jusqu’en novembre 1775, où il répond à l’appel du duc Charles-Auguste de Saxe-Weimar. Ces années 1771 à 1775 marquent l’apogée de la jeunesse de Gœthe et en même temps un des grands momens de la littérature allemande. Il faut bien croire qu’il y avait dans l’apparition du jeune poète quelque chose de particulièrement surprenant et séduisant, car les contemporains qui parlent de lui à cette époque ne tarissent pas d’hyperboles sur son compte. Le physionomiste Lavater analyse ses traits avec complaisance, pour y trouver toutes les marques du génie. Jacobi écrit à Wieland, en 1774 : « Plus j’y réfléchis, plus je sens l’impossibilité de donner à qui ne l’a pas vu et entendu une idée de cette extraordinaire créature de Dieu ; il est génie des pieds à la tête. » Et Wieland, après l’avoir vu à Weimar, Wieland qui avait pourtant une satire à lui pardonner, écrit à son tour à Jacobi, l’année suivante : « Que te dirai-je de Gœthe ? Il m’a conquis au premier aspect. Depuis ce matin, mon âme est pleine de Gœthe, comme la goutte de rosée est pleine du soleil matinal. » L’assurance qu’il sentait en lui n’était sans doute pas la moindre cause du prestige qu’il exerçait. « Depuis quelques années, dit-il, mon talent productif ne me quittait pas un seul instant. Souvent même ce que j’observais dans l’état de veille se disposait pendant la nuit en songes réguliers, et, au moment où j’ouvrais les yeux, je voyais devant moi ou un ensemble nouveau qui me ravissait, ou une partie nouvelle d’un tout déjà existant. D’ordinaire, j’écrivais tout de grand matin ; mais, le soir encore, et bien avant dans la nuit, quand le vin et la compagnie excitaient mes esprits, on pouvait me demander ce qu’on voulait. Qu’il s’offrît seulement une occasion qui eût un certain caractère, j’étais prêt et dispos[2]. » Les sujets qui l’occupaient alors étaient de deux sortes. Les uns furent aussitôt terminés, et même assez rapidement, soit qu’ils fussent nettement délimités en eux-

  1. Poésie et Vérité, xe livre.
  2. Ibid., xve livre.