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une quarantaine de voitures d’apparat ; mais le Paris de l’an X, encore par trop Spartiate, n’avait pu les fournir. On avait donc attelé à quatre chevaux des calèches de louage, et même transformé en carrosses de gala quelques fiacres de la place publique. Aussi, plusieurs de ces pompeuses guimbardes présentaient un aspect ridicule. Rongées par le soleil, éraillées par la pluie, encrassées de poussière, avec leurs locatis efflanqués et fourbus, elles provoquaient les lazzis de la populace ou le haussement d’épaule du ci-devant aristocrate. Les équipages des ministres défilaient, cependant, avec plus de magnificence. La livrée, depuis douze ans proscrite, y reparaissait, étalant un jaune criard, galonné d’or ; les « officieux » redevenus laquais portaient la perruque poudrée, et, sans respect pour les droits de l’homme, on les avait juchés en grappes sur l’arrière-train de ces berlines… Ministres et conseillers d’Etat avaient revêtu le grand uniforme, — ce long et disgracieux vêtement à pans carrés, dessiné en l’an VIII : une sombre houppelande à revers brodés d’or ou de soie bleue, que ceinturait une écharpe tricolore. Mais beaucoup de ces messieurs (à présent on s’appelait volontiers « monsieur ») en avaient évasé les basques, et, dans cet autre habit à la française, tenaient sous le bras gauche leurs tricornes à cocarde. D’ailleurs, plus de glaives à la Léonidas, si chers au peintre David ; mais l’épée en verrou des ci-devant marquis… Par les glaces baissées des portières, ces puissans personnages montraient leurs figures satisfaites ou pensives ; — ceux-ci, les rudes travailleurs du Conseil, juristes sachant besogner sans vains discours : les Bigot-Préameneu, Portalis, Emmery, Regnaud, Cretet, Boulay, Bérenger, Joseph Bonaparte, confondu dans leur rang ; — ceux-là, les commis laborieux d’un maître trop exigeant : Chaptal, ministre de l’Intérieur ; Gaudin, des Finances ; Barbé-Marbois, du Trésor public ; Berthier, de la Guerre ; Decrès, de la Marine ; Abrial, de la Justice, l’énigmatique Talleyrand. Plusieurs de ces nouveaux seigneurs de la France nouvelle étaient bien connus de la foule. On les avait jadis vus siéger à la Constituante ou à la Convention, entendus pérorer aux Feuillans, aux Cordeliers, aux Jacobins : des « fayettistes » de 1791, Rœderer ou Defermon ; des régicides de 1793, Berlier, Thibaudeau ; un président des Jacobins, Fourcroy ; un auxiliaire des septembriseurs, Real… — et, plus loin, se carrant dans sa voiture, ce maigriot, aux joues