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tricorne, livrée de drap vert galonné d’or, — bientôt les couleurs impériales. Encadrant la voiture, et pareils aux ci-devant MM. des Grandes Écuries, sept illustres généraux chevauchaient aux portières : Mortier, commandant la première division militaire ; Junot, la place de Paris ; Moncey, premier inspecteur de la gendarmerie ; les quatre chefs de la garde consulaire, Davout (grenadiers à pied), Soult (chasseurs), Bessières régimens à cheval), Songis (artillerie)… Dans le carrosse, les trois consuls… Ils avaient revêtu leur uniforme d’apparat, l’habit de velours écarlate chamarré d’or, et coiffé leurs têtes du chapeau à triple panache. Un cimeterre égyptien, le sabre conquis sur Mourad bey, ce chinchir porté à Mont-Thabor, pendait au côté de Bonaparte… Mais bien qu’attifés de même, les trois personnages formaient entre eux le plus étrange contraste…

Lebrun, face joufflue au front fuyant, au long nez, aux lèvres minces, au double menton, conservant la coiffure à rouleaux, les ailes de pigeon, la petite queue tressée, ressemblait à un placide bourgeois, à quelque riche marchand retiré des affaires. Il se pavanait dans son importance et affichait un air de hauteur qui ne convenait guère à sa dégaine de bocager normand. Un habile homme, d’ailleurs, rompu depuis longtemps aux finasseries de la politique ; d’abord député à la Constituante, plus tard président du Conseil des Anciens, et s’y étant acquis un certain renom ; disert sans éloquence, lettré, voire littérateur, expert dans les choses de finances, éplucheur de budgets, inventeur d’impôts, très influent dans les comités, bref un demi-grand homme de Parlement, — mais un « malin » surtout, puisqu’il était aujourd’hui troisième consul… Ces façons de génies ont toujours abondé en France…

Tout autre apparaissait Cambacérès. Avec sa forte carrure, son ventre bedonnant, sa face épanouie, son nez busqué, son menton en galoche, sa falote perruque où s’étageaient trois rangées d’étonnantes frisures, il faisait penser à quelque fantoche de la comédie italienne. Il affectait une contenance à la Molé : la tête droite, la bouche en cœur, la main gauche enfoncée sous le revers de son habit… Ridicule, oui, et cependant, un esprit d’élite, un jurisconsulte éminent, un législateur. Depuis deux ans, il était la pensée, l’âme inspiratrice du Conseil d’Etat ; organisation judiciaire, administration, finances, tout avait été discuté ou amendé par lui ; le Code civil devait être en partie son œuvre, et,