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pauvres, et regardant d’un œil mélancolique leurs ménils devenus biens nationaux, contraints parfois de prendre à fermage leurs propres domaines, ils avaient rapporté de l’exil beaucoup de morgue et d’arrogantes fureurs. C’était ceux-là surtout que guettait l’officier. Son plaisir était de s’attabler dans une de ces pensions bourgeoises où, insolent et marmiteux, le ci-devant exhalait ses douleurs ; on lui cherchait querelle, on le provoquait, on l’obligeait à se battre, pour lui apprendre, à coups de pointe, toutes les beautés de la Révolution.

Au reste, ces aimables passe-temps de jacobins étaient souvent interrompus par des révoltes de caserne. Les séditions éclataient fréquentes dans les quartiers militaires, et le soldat osait porter la main sur l’officier. A Vannes, la 52e s’était naguère insurgée, réclamant son arriéré de solde. « Payez-nous d’abord ; nous obéirons ensuite ! » S’emparant du drapeau, les mutins s’étaient alors retranchés dans une église, aux cris de : « A bas Bonaparte ! » Leur chef, le colonel Féry, un homme énergique, en avait abattu plusieurs à coups de pistolet ; mais il était tombé lui-même, le corps troué par les baïonnettes… On eût dit d’une orta de janissaires massacrant leur agha pour obtenir la soupe[1].

Souffrant ainsi et démoralisée, cette Armée de l’Ouest était devenue un ramas de turbulens soudards. De sévères mesures s’imposaient donc pour rétablir sa discipline, et le Premier Consul avait résolu de sévir : il aimait le soldat, mais détestait la soldatesque. Bonaparte, d’ailleurs, appréciait peu ces demi-brigades et leurs exploits de guerre civile. Tant de misères endurées dans le silence des landes fourmillant d’embuscades, dans les fumiers et la vermine du hameau breton, sous les morsures des brises marines et les buées d’un ciel toujours en pleurs, n’étaient payées par lui que de hautaine indifférence. La farouche beauté, la grandeur sauvage de ces bleus déguenillés qui, eux aussi pourtant, avaient sauvé la patrie, ne touchaient pas ce cœur impitoyable à la souffrance et n’estimant que la victoire. Et puis, aux sanglantes boucheries d’un Santerre ou d’un Turreau, même aux brillans faits d’armes d’un Marceau ou d’un Hoche, soldats de la Nation, — Bonaparte préféra toujours la résistance acharnée des La Rochejaquelein et des Charette, champions de la Royauté. Il les proclamait de grands hommes, et

  1. On envoya la 52e demi-brigade en Italie ; elle se montra héroïque au combat de Valeggio.