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ressources, pour vivre de leur vie propre, et arriver au développement complet de leurs facultés : la Nora d’Ibsen. — E. M… accoutumée au doux climat du Caucase et à une large aisance, connut à Pétersbourg la pire pauvreté. À cette époque les étudiantes, internées depuis, étaient libres de vivre à leur guise où elles voulaient, comme elles pouvaient. Un groupe de jeunes femmes intrépides avait loué dans une maison neuve un appartement à bon marché, les plâtres n’étant pas secs. Elles y passèrent un terrible hiver, vivant presque exclusivement de thé. De temps en temps cependant l’une d’elles recevait quelques provisions de sa famille. Ce fut ainsi que la petite colonie se trouva en possession d’un beau morceau de viande, le premier rôti qu’on eût confié au four du grand poêle. Il exhalait un parfum exquis. Alentour se pressaient les convives affamés, — quelques étudians invités dans le nombre, — déjeunant déjà par l’odorat en attendant le moment où la table serait servie. Mais il y a toujours place pour un accident entre le désir et sa réalisation. En retournant pour la dernière fois le rôti cuit à point, une main maladroite le fit rouler par terre avec tout son jus. — Ce morceau magnifique sera-t-il perdu ? — Non, sans doute ! En l’essuyant bien… — Mais le jus… un si bon jus ! — Et voilà les pauvres étudians qui tous à genoux se mettent à y tremper leur pain. Ce fut le repas le plus gai du monde. Cependant l’humidité des murs, le surmenage et les privations avaient fait leur œuvre. E. M… devient malade, les poumons sont pris, force lui est de renoncer au doctorat, mais les examens de feldcher sont moins difficiles, elle les passe et s’en va du côté de l’Oural, porter ses soins dans une usine où sévit le typhus.

Cette usine est tout un village. Elle me fait des descriptions terribles de la première cabane où elle entra sans que personne lui répondît. Personne, en effet, n’y semblait vivre. Seulement sur le poêle elle aperçoit, pendans de côté et d’autre, un bras, une jambe appartenant à différens individus. Ces membres épars sont couverts de taches noires sinistres ; ce sont les cancrelats qui les dévorent. Une petite fille assise par terre pleure silencieusement, se sentant seule au monde. Et voilà cette jeune femme isolée, à demi poitrinaire, aux prises avec l’horrible fléau, s’efforçant de consoler, de guérir, et puisant des forces inespérées dans le contact de toutes les misères qu’elle soulage. Ce n’est pas son premier poste ; elle a commencé par un autre village où sévit la