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à leur taille, et faussent la signification de son œuvre en lui communiquant l’étroitesse et la raideur de leur propre esprit.

Ce qui augmente notre surprise, c’est qu’ayant fait choix d’un pareil éditeur, Diderot n’ait pris contre lui aucunes sûretés, mais qu’il lui ait au contraire laissé carte blanche. Ses déclarations sont formelles. Au moment de partir pour la Russie, il rédige cette espèce de testament littéraire : « Comme je fais un long voyage et que j’ignore ce que le sort me prépare, s’il arrivait qu’il disposât de ma vie, je recommande à ma femme et à mes enfans de remettre tous mes manuscrits à M. Naigeon qui aura pour un homme qu’il a tendrement aimé et qui l’a bien payé de retour, le soin d’arranger, de revoir et de publier tout ce qui lui paraîtra ne devoir nuire ni à ma mémoire, ni à la tranquillité de personne. » Plus catégoriques encore sont les termes de la dédicace placée en tête de la seconde édition de l’Essai sur les règnes de Claude et de Néron, adressée au même Naigeon : « Disposez de mon travail comme il vous plaira ; vous êtes le maître d’approuver, de contredire, d’ajouter, de retrancher. » Il semble donc que Diderot ait par avance autorisé toutes les fantaisies de Naigeon, et qu’il eût pour l’intégrité de son texte beaucoup moins de scrupules que nous n’en avons nous-mêmes.

Comment Naigeon a-t-il usé de l’autorisation qui lui était si libéralement accordée ? Nous ne songeons guère à lui reprocher de n’avoir pas partagé certaines manies chères aux érudits de notre temps. Depuis cent ans l’idée qu’on se fait des devoirs d’un éditeur a totalement changé ; c’est dire qu’on est tombé d’un excès dans un autre. A l’heure qu’il est, c’est un principe indiscuté et une manière de dogme que tous les papiers laissés par un écrivain appartiennent au public et qu’on ne saurait faire tort à la postérité du plus informe de ses brouillons et de la moins avouable de ses élucubrations. Cela explique, sans les excuser, tant de publications fâcheuses faites de nos jours et dont la mémoire de nos contemporains n’aura qu’à souffrir. Contre ces fanatiques de la publication intégrale, c’est Naigeon qui avait raison quand il écrivait : « Je sais que le commun des lecteurs veut avoir indistinctement tout ce qu’un auteur célèbre a écrit, ce qui est presque aussi ridicule que de vouloir savoir tout ce qu’il a fait et tout ce qu’il a dit dans le cours de sa vie ; mais il faut avouer aussi que la cupidité et le mauvais goût des éditeurs n’ont pas peu contribué à corrompre à cet égard l’esprit public. On a dit d’eux qu’ils vivaient des sottises des morts, et cela n’est que trop vrai. Plus occupés de grossir le nombre des volumes que du soin de la gloire de celui dont ils publient les ouvrages, ils recueillent avidement et avec le même