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respect tout ce qu’il a produit de bon, de médiocre et de mauvais. » Si donc Naigeon se fût contenté de jeter au feu quelques pages ordurières ou amphigouriques de Diderot, j’oserai dire que le mal n’eût pas été grand. Mais ce n’est pas ce qu’il a fait. Ces déclarations si judicieuses lui ont été inspirées beaucoup moins par aucun respect pour la mémoire de son auteur, que par sa rancune contre ceux qui l’avaient devancé dans la publication de quelques-uns de ses inédits. S’il eût voulu réduire Jacques le Fataliste à l’épisode de Mme de La Pommeraye, et supprimer quelques pages de la Religieuse, afin que « la mère la plus réservée, la plus scrupuleuse, en pût prescrire sans crainte la lecture à sa fille, » c’est parce qu’il ne se consolait pas que d’autres eussent publié ces romans avant lui. Ce qui achève de déprécier à nos yeux l’honnêteté des mobiles de Naigeon, c’est que, rééditant les Bijoux indiscrets, il y ajoute trois chapitres d’obscénités dont il n’est nullement prouvé qu’il ne soit pas l’auteur. Le tort de Naigeon n’est pas d’avoir rien supprimé du texte de Diderot, mais c’est d’y avoir ajouté.

De même nous n’en voudrions guère à Naigeon, s’il se fût borné à corriger quelques expressions baroques ou tournures biscornues dans les textes qui lui étaient confiés. Dans l’établissement d’un texte, les éditeurs d’aujourd’hui poussent le scrupule jusqu’à la superstition et jusqu’à la puérilité. Le déplacement d’une virgule est pour eux une affaire d’État, et, s’il a échappé à leur auteur une évidente négligence, une incorrection involontaire, ils se tiennent engagés d’honneur à la respecter. C’est affaire de tact. Mais ce ne sont pas des corrections, ce sont de véritables arrangemens que Naigeon s’est permis. Nous avons sur ce point son aveu dépouillé d’artifice. « Je commence, écrit-il, par une remarque générale, qui me paraît très importante, c’est que je ne connais aucun manuscrit de Diderot parmi ceux qui ont quelque étendue, qui puisse être imprimé dans l’état où il l’a laissé. Je n’en excepte pas même les meilleurs ouvrages de cette riche collection. Ils ont tous besoin d’un éditeur qui joigne à des connaissances profondes sur divers objets un esprit juste et surtout un goût très sévère : ces conditions sont d’autant plus nécessaires pour donner une édition des manuscrits de Diderot qu’il avait, en écrivant ses derniers ouvrages, deux tons très disparates : un ton domestique et familier qui est mauvais, et un ton réfléchi qui est excellent. » Voilà qui est pour faire frémir. Nous sommes avertis que parmi les écrits de Diderot qui ont passé par les mains de Naigeon, il n’en est pas un auquel l’éditeur n’ait imposé sa collaboration, en vue d’y substituer au ton domestique le ton réfléchi !