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l’étoffe toute neuve, et c’est ici que nous avons fait faire le lit et les fauteuils, par un jeune ouvrier, établi depuis peu de temps dans cette ville. »

« Je n’oublierai jamais ni l’air, ni l’accent dont on répondit à mon compagnon de voyage, qui demandait quel était le propriétaire d’un très beau château, devant lequel notre chaise était arrêtée : « Eh ! monseigneur, c’est un ci-devant pouilleux. »

« Il est plus d’un district en France où l’on ne croit pas encore à la Révolution, où on ne l’envisage que comme une étrange calamité, dont les ravages ne sauraient durer. On tâche de s’y soustraire le plus que l’on peut, et on se renferme dans l’attente passive d’un ordre de choses moins malheureux.

« Il y a des quartiers de Paris qui paraissent entièrement déserts ; le plus abandonné est ce beau quartier du faubourg Saint-Germain où, dans des rues entières de palais, on ne voit plus que quelques hôtels occupés, par les administrations de la République. Si vous vous avisez d’entrer dans un de ceux sur le frontispice desquels on lit en grosses lettres, rouges ou noires : Propriété nationale à vendre, vous serez effrayé de l’état de dégradation où vous le trouverez ; la plupart sont dépouillés non seulement de meubles, de glaces, de lambris ; sous prétexte d’enlever les plombs des toits et le salpêtre des caves, on en a laissé ruiner toute la boiserie, et souvent même jusqu’aux murs.

« Le jour commençait à tomber. En passant près du dôme des Invalides, — cette magnifique maison de Dieu, qu’on a traitée comme celle d’un aristocrate ou d’un émigré, — j’aperçus un groupe considérable de grandes figures d’une blancheur éclatante, pressées les unes contre les autres, et comme parquées dans une bergerie. Je ne pus deviner d’abord ce que c’était ; en m’approchant, je reconnus les figures colossales, en marbre, des saints qui décoraient ci-devant les niches de ce superbe temple. Elles étaient exposées là en vente, comme tant d’autres objets de toute espèce que l’on voit sur toutes les places : mais ces pauvres saints, qui les voudrait ou qui les oserait acheter ?

« C’est vers dix heures du soir que la tristesse et le dénuement où se trouve Paris, doivent frapper un étranger qui le vit dans des temps plus heureux. Autrefois on courait aux soupers ou à d’autres plaisirs ; le roulement de mille et mille voitures faisait retentir le pavé de toutes les rues, du bruit de la joie et de la folie d’un peuple léger, frivole, content, paraissant du