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intérêt particulier au moment où tous deux viennent de se réfugier en Suisse. Dans sa retraite, — une maison de campagne à Promenthoux, au bord du lac Léman : M. Necker et sa famille ne se seraient pas sentis en sûreté au château de Coppet, trop voisin de la frontière, — Mme de Staël écrivait à Meister, le 2 décembre 1793, une lettre toute pleine et débordante des sentimens qui l’agitaient alors :


« Un seul bien reste dans cet affreux écroulement de l’univers, un seul fait encore vivre : c’est de recevoir et de donner du bonheur à ses amis. MM. de Montmorency et de Jaucourt sont chez moi depuis deux mois sous des noms suédois ; M. de Narbonne y arrive sous un nom espagnol. Berne le sait (le pays de Vaud était soumis au canton de Berne), Berne le tolère, parce que je vis absolument seule à la campagne, et qu’il est bien prouvé que c’est à la retraite la plus obscure que nous aspirons. Mais l’évêque d’Autun, que j’aime si tendrement, ne serait pas reçu ici, à cause de ses opinions ci-devant démocratiques. (On sait que c’est pour ce même motif que Talleyrand fut forcé de quitter l’Angleterre, peu de temps après.)

« Votre canton (Zurich) a des opinions plus populaires. Cette classe d’émigrés qui a voulu la Révolution, et s’est arrêtée où finissait le sacrifice et commençait l’oppression, cette classe si peu nombreuse parmi la noblesse, doit être plus agréable à l’esprit sage et modéré de votre canton. Ils sentiront aussi que ce parti doit fuir les lieux où il y a des rassemblemens d’émigrés de pire origine, et que, placés entre les deux extrêmes, ils doivent connaître le prix de cette conduite modérée dont les deux factions opposées se plaisent à leur faire un crime.

« Vous en savez, sur ces réflexions, mille fois plus que moi. Mais le fait est que je puis, comme femme d’un Suédois, d’un Suédois qui a une grande place dans son pays, et que le grand chancelier de Suède a recommandé comme ambassadeur à l’avoyer de Berne, louer une maison de campagne sur les bords du lac de Zurich, le printemps prochain : mais, si l’on devine que les deux Suédois qui habitent chez moi, qui n’en sortiront point, qui ne chercheront point la société, et ne passeront pas le jardin de ma maison ; si l’on devine que ces Suédois sont deux constitutionnels, deux hommes amis de la monarchie limitée, de la liberté dans l’ordre, me tourmentera-t-on ? Ou voudra-t-on