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l’effort, la proportion entre les forces mentales et physiques, entre les forces directrices et dirigées, il ne tient pas compte de l’abîme qui sépare l’élite du rebut ; il ne sanctionne ni l’imprévoyance, ni l’inconduite, ni la paresse ; alors il abaisse les meilleurs et favorise les médiocres ; il est la suprême injustice ; il est une menace pour toute civilisation, toute lumière, toute pensée ! Ou bien il mesure la rémunération aux aptitudes du travailleur, à la valeur des produits ; il reconnaît une hiérarchie des fonctions, des intelligences, des moralités ; des différences de situation, la possibilité de l’épargne ; alors il ouvre une brèche par où passeront tous les facteurs de progrès et de différenciation.

Le désir de s’élever est une loi sociale aussi impérieuse que la loi physique de la pesanteur. On le retrouve avec ses conséquences utiles et nuisibles, l’émulation et l’envie, dans toutes les classes sociales ; malgré toutes les précautions prises, il trouve toujours une fissure par où s’échapper. Dans une société fondée sur la liberté, il ne rencontre pas de frein, et les inégalités deviennent excessives ; dans une société fondée sur la contrainte, il est combattu, et les inégalités diminuent. Mais tout est relatif ; les mobiles psychiques ne changent pas et les plumes d’un chef sauvage marchant presque nu provoquent aussi bien, parmi les guerriers de sa tribu, des sentimens de jalousie ou de respect, que le palais d’un milliardaire, parmi les hommes d’affaires de New-York.

Toutefois sous un régime d’oppression, les inégalités les moins apparentes paraissent démesurées ; les imperceptibles nuances deviennent des couleurs tranchées ; elles sont aussi pénibles aux inférieurs que, sous un régime de liberté, les oppositions les plus profondes ; et à la souffrance de l’inégalité vient en outre s’ajouter la souffrance de la contrainte.

Tel est le ferment de dissolution que le socialisme porte en lui et dont il ne peut se débarrasser.

Les collectivistes se font la partie belle : en regard de notre société, imparfaite comme tout ce qui existe, et dont ils mettent surtout les vices en relief, ils laissent miroiter une société qui n’existe pas et lui attribuent tous les mérites, notamment l’ordre et la justice résultant d’une organisation par l’Etat. Que dis-je, ils poussent bien plus loin encore l’esprit de dogmatisme et de système ; ils prêtent à la société sortie de leur