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contraire, est âpre la curée des emplois, plus les caractères se dépriment ; et qui donc pourrait reprocher à un modeste père de famille de considérer le pain quotidien de ses enfans comme plus précieux que la fermeté politique et de faire toutes les concessions de principe nécessaires à l’obtention de l’emploi dont il doit vivre ? En ce sens, augmenter le domaine des services publics, c’est restreindre le domaine de la liberté morale.

Dira-t-on au moins que tous ces inconvéniens ne sont rien, puisqu’ils procurent l’égalité ? La vérité est qu’ils ne la procurent pas et ne peuvent pas la procurer. Le niveau social sera abaissé, mais, dans la médiocrité, il y aura encore une hiérarchie. Aucune force au monde n’est capable de la supprimer, et il faut répéter ici ce que Shakspeare fait dire à Ulysse dans Troïlus et Cressida (acte Ier, scène III) :

« Oh ! une entreprise est bien malade lorsque la hiérarchie, échelle de tous les grands desseins, est ébranlée… Par quel autre moyen que la hiérarchie la société pourrait-elle exister ?… Enlevez la hiérarchie, désaccordez cette seule corde, écoutez la cacophonie qui s’ensuit. Toutes les choses vont se rencontrer pour se combattre. »

Les socialistes contemporains, pour rendre le collectivisme acceptable, l’assimilent à une gigantesque coopérative ou à une de nos puissantes sociétés industrielles, Le Creusot, Pittsbourg, Seraing, Cockerill, Krupp, etc.[1]. Ils montrent, sous le contrôle d’un conseil administratif central, une série de directions autonomes : charbonnages, hauts fourneaux, aciéries, constructions mécaniques, expéditions, etc. Chaque directeur est indépendant des autres, chacun a son autorité personnelle sous l’autorité supérieure du conseil administratif. Il s’agit simplement d’appliquer le système à toute l’industrie, et, dans l’esprit de ses partisans, le gouvernement de contrôle, le conseil administratif futur de ces directions autonomes, ne ressemblerait pas à l’État bureaucratique ; ce serait un État modèle, résultant d’une transformation radicale des hommes dans l’ordre moral et intellectuel comme dans l’ordre politique et social.

Certainement, ce qui est bon au Creusot ou à Cockerill est bon partout ; n’oublions pas, toutefois, que ces établissemens sont le produit de la liberté organisée ; ils admettent une direction

  1. Voyez notamment le développement de cette idée dans le livre déjà cité de M. Emile Vandervelde : le Collectivisme et l’Évolution industrielle.