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frères et amis des jours de la Terreur. Son ambition était de garder sa place ; son âme de prêtre parjuré observait la religion des émargemens. Toutefois, il se montrait dévoué à son ministre. Trop de mystères, d’abus de pouvoir, de vilenies, l’unissaient à son chef, pour qu’il n’en fût pas une âme damnée… « mêmes espérances et mêmes craintes, a dit Salluste, cimentent une amitié parfaite. »

Fouché donna des instructions à Desmarets : subtiles et compliquées, elles se résumaient en une formule :

Le complot des libelles était l’œuvre des royalistes.

C’était d’une stupéfiante fantaisie ; pourtant, avec beaucoup d’audace l’inventeur pouvait défendre son mensonge… Des bulletins de police annonçaient, en ce moment, la présence à Jersey d’un certain Prigent, compagnon de Georges Cadoudal, son émissaire et son porteur de lettres. Ce chouan, au dire des informateurs, débarquait fréquemment à la côte bretonne, et trouvait un refuge, tantôt chez des closiers de Saint-Briac, tantôt chez des bourgeois de Saint-Malo. D’autres rapports s’occupaient de Georges lui-même, et fournissaient de curieux renseignemens. Exécrant toujours le Bonaparte, « Gédéon » employait ses loisirs à lui décocher des pamphlets. Dans sa maison garnie de Londres, « Papa » était devenu feuilliste et théologien ; il allait écrire un libelle contre le Concordat, l’adresser aux mécontens jacobins, et leur proposer son alliance… Certains agens racontaient même de merveilleuses histoires… Georges se promenait tranquillement à travers la France ! Le terrible « Papa » était alors la hantise, le cauchemar de toutes les polices ; partout elles croyaient voir sa carrure gigantesque, sa tête poupine, ses cheveux frisés, les deux nageoires qui balafraient ses joues. On l’avait reconnu à Saumur ; rencontré à Grenoble ; entrevu dans un château de la Savoie : ce diable d’homme avait un don d’ubiquité.

Mais tant de beaux récits n’étaient que des sornettes, et Fouché n’en restait pas la dupe. Il savait que, fourbu de fatigue, Georges menait à Londres une existence oisive ; il savait surtout que ce balourd, cet illettré était fort incapable de rédiger des pamphlets. Un espion audacieux, familier et commensal de « M. Gédéon, » renseignait souvent la police. Ses dernières délations étaient récentes et ne faisaient prévoir aucun péril. Pensionné par le gouvernement anglais, créé lieutenant général