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Pendant deux siècles, la mémoire de Cromwell continua d’être vénérée et maudite. On n’est pas surpris de voir Olivier le régicide en exécration à tous les partisans de la prérogative royale ; ce qui étonne, c’est le culte rendu par le parti de l’omnipotence parlementaire au contempteur des parlemens et par les libéraux au destructeur de toutes les libertés. Mais n’avons-nous pas vu, chez nous, la même anomalie lorsque nos révolutionnaires de 1825 firent leur mot de ralliement du nom magique de Napoléon ?

Chez les Anglais, en ce qui touche Cromwell, c’est la haine qui a désarmé la première. Il y a quelques mois à peine, la statue du Protecteur a été érigée à Saint-Ives et, à part l’imperceptible petit groupe jacobite qui ne peut prétendre à exercer une action sérieuse ni durable sur les mouvemens de l’esprit public, nul n’a protesté. Cette statue est un signe des temps : elle marque l’admission définitive d’Olivier dans ce panthéon idéal où l’orgueil britannique loge les héros nationaux.

Chaque historien est venu, à sa date, traduire dans son œuvre ces vicissitudes de l’opinion. Lisez Clarendon, Hume, Burke : je ne parle pas des simples biographes dont le nom est connu des seuls érudits. En 1845, Carlyle publia ses Letters and Speeches of Oliver Cromwell où il a encadré de précieux documens dans un commentaire sans valeur. C’est, parmi tous ses ouvrages, celui où il y a le moins d’art littéraire, de justesse morale et de sagesse politique, j’ajouterai le moins de dignité et de sérieux ; celui où la grosse goguenardise du paysan écossais, mâtinée de pédantisme germanique, s’est donné le plus librement carrière. celui, enfin, où le clown a fait le plus de tort au philosophe. Même chez nous, Cromwell a éveillé la polémique, ému les imaginations. La splendide rhétorique de Bossuet l’a rencontré sur son chemin et l’a marqué d’un sceau ineffaçable. Hugo l’a cru dramatique et, l’ignorant absolument, l’a inventé de toutes pièces. Guizot a trouvé dans cet anarchiste passé autocrate un excellent thème pour prêcher la monarchie constitutionnelle et le gouvernement des centres. Enfin est venu l’âge de l’impassibilité historique, où l’on réunit dans la même page les témoignages et les hypothèses contraires en laissant le lecteur juger « dans son intelligence et dans sa conscience. » Quand le lecteur n’a qu’une conscience trouble et une intelligence limitée, il ne lui reste rien en l’esprit, sinon le vague souvenir d’avoir