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je vous décrirai mon dîner d’hier soir : les trois somptueux salons, avec dix mille bougies dans des flambeaux dorés, et la salle à manger qui les suit d’une magnificence fantastique, avec deux énormes portes donnant vue (à travers une antichambre pleine de vaisselle de prix) droit dans la cuisine, avec un innombrable régiment de cuisiniers blancs occupés au grand œuvre magique du dîner. De son siège, au milieu de la table, l’hôte, pareil à un ogre de conte de fées, surveille la cuisine, et la table, d’une blancheur de neige, et l’ordre et le silence prodigieux qui y règnent. Et voici que des portes de cristal jaillit le banquet, le plus extraordinaire festin où ait jamais été admis un mortel : les truffes, à elles seules, ayant dû coûter, pour huit personnes, au moins cinq livres sterling ! Sur la table gisent des jattes de verre, remplies des meilleurs champagnes et des plus pures glaces. Au troisième service, des valets versent du vin de Porto qui, au plus bas prix, ne peut manquer de coûter deux guinées la bouteille. Avec la glace, on sert aux convives une eau-de-vie qui a séjourné au fond d’une cave pendant plus d’un siècle. Puis vient le café, un café que le frère de l’un des convives a rapporté des extrêmes confins de l’Orient, en échange d’un poids égal de poudre d’or de la Californie. Après quoi, les convives étant revenus dans l’un des salons, des tables surgissent, chargées de cigarettes provenant en droite ligne du harem du Sultan : pour ne rien dire de toute sorte de boissons fraîches, où le parfum de citrons arrivés la veille d’Algérie rivalise voluptueusement avec celui de délicates oranges arrivées, le matin même, de Lisbonne. Et c’est ensuite une autre table qui apparaît, toute lourde d’un service en argent massif, et exhalant de l’encens sous la forme d’un thé directement apporté de la Chine : d’où ce thé doit avoir rapporté avec lui la table qui le porte ; mais de ce dernier point je ne voudrais pas jurer, étant bien résolu à rester prosaïque. Et, pendant tous ces prodiges, l’hôte ne cesse de répéter : « Ce petit dîner-ci n’est que pour faire la connaissance de M. Dickens ; il ne compte pas, ce n’est rien ! » Encore m’aperçois-je que j’ai oublié de vous en mentionner une bonne moitié, et notamment un plum-pudding infiniment plus énorme qu’on n’en a jamais vu en Angleterre en temps de Noël, un pudding servi avec une sauce absolument céleste, pareille, pour la couleur, à la fleur d’oranger, et, pour la forme, à cette même fleur poudrée et baignée de rosée. Et ce pudding s’appelle, sur le menu : Hommage à l’illustre écrivain d’Angleterre. Enfin l’illustre écrivain en question, muet de stupeur, parvint à atteindre la porte du dernier salon ; et, même à ce moment, son hôte lui répétait encore : « Le dîner que nous avons eu ce soir, mon cher, n’est rien ; il ne compte pas, il a été tout à fait en famille. J’espère bien que vous viendrez diner bientôt chez nous, niais, alors, un vrai dîner ! Au plaisir ! au revoir ! au dîner !… » Et il y a encore ceci, que je tiens à vous faire savoir : après le dîner, mon hôte m’a demandé de venir un moment dans son cabinet pour fumer un cigare. Sur quoi, froidement, il a ouvert un tiroir qui contenait plus de 5000 cigares d’un prix inestimable, en paquets gigantesques, tout comme le capitaine des voleurs, dans Ali-Baba, serait allé prendre des ballots de brocart dans un coin de la caverne.


Mais tandis que le peintre et l’humoriste qu’a été Dickens se