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ouvriers et bourgeois, chacun dormait encore ; aucune acclamation ne salua donc la demi-brigade que ses amis de Rennes ne devaient plus revoir. Elle obliqua par le flanc droit, et s’engagea sur cet interminable « ruban de queue » dont les onduleuses bosselures, par la plaine et par les coteaux, s’allongent vers l’Atlantique… Et les dures étapes commencèrent, — des étapes doublées, — sous les morsures du soleil estival, sur la route poussiéreuse, tantôt au long des borderies qu’enserrent les haies fleuronnantes, tantôt à travers la friche et les diaprures de ses bruyères. Pas de Marseillaise, moins encore de Chanson de la Pelle : le soldat se traînait morne et soucieux, vers l’inconnu de sa déportation. A Saint-Brieuc, toutefois, un incident comique égaya la monotonie du voyage : des gendarmes s’emparèrent du triomphant Couloumy. Ses adversaires avaient tenu parole ; le délateur venait, à son tour, d’être dénoncé, et le général Delaborde lui appliquait la loi du talion. Puis, la demi-brigade se remit en marche Un simple capitaine la commandait, à présent ; et derrière elle cheminait un espion de police qu’avait dépêché le préfet d’Ille-et-Vilaine. Cet homme, d’ailleurs, ne put signaler aucun « propos dangereux, » car, officiers et soldats, chacun se taisait : la rébellion était matée. D’étape en étape, on atteignit Brest, et là commença vraiment la « grande misère. » La 82e, telle qu’une pestiférée, fut maintenue hors de la ville, et, pour l’épurer, on y préleva quatre cents hommes. Ceux-là, meneurs ou mauvaises têtes, on les dépêcha sur Saint-Domingue, et, quelques mois plus tard, le surplus des maudits fut embarqué pour la Martinique.


Alors, un long martyre, une agonie désespérée, la mort !… Bientôt, la guerre recommença et, de nouveau, fit rage : John Bull et ce « damné Bony » avaient repris leur duel interrompu. Les menof-war, les grands vaisseaux battant pavillon blanc à croix rouge, barrèrent d’abord les rives de France, puis captivèrent tout l’Océan : les garnisons de nos Antilles ne purent donc se renouveler. Aucune relève de classe ; point d’apports de conscrits… Pour les abandonnés de la 82e, le régiment était devenu le village lointain et la famille absente.

Ils casernaient encore à la Martinique, résignés et bien affaiblis, lorsqu’en 1809 les Anglais firent irruption dans l’anse du Carénage. Le 1er et le 2 février, se livra, sur la pente des mornes, entre les deux ruisselets qui ceinturent Fort-de-France,