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mérites qui se sentent à la lecture plutôt qu’ils ne se démontrent par des preuves.

Nous en prendrons quelque idée par une rapide revue des originaux montagnards, des Sonderlinge dont les portraits se pressent en ses recueils, comme les toiles précieuses aux murs d’une riche galerie d’amateur. Il célébrait récemment encore[1] cet individualisme primordial, ce droit à la personnalité, que la tendance toute sociale de l’esprit moderne opprime chaque jour davantage. Il assure que chacun se ressemble aujourd’hui dans son entourage, au lieu que, en sa jeunesse, il se souvient d’avoir rencontré côte à côte des exemplaires infiniment divers de l’humanité. Nous l’avons indiqué déjà à propos de ses pérégrinations d’apprenti tailleur, en ce cercle étroit qui enfermait sa vie, chaque caractère, chaque costume, chaque visage même lui apportait une surprise ou une nouveauté. L’inconnu qu’il abordait à quelques kilomètres de son village étonnait parfois tout autant son esprit observateur qu’une peuplade asiatique soudain découverte pouvait jadis frapper, par son aspect exotique, un Marco Polo parcourant les terres du fabuleux Prêtre Jean. Diversité de types, qui s’explique sans doute à la fois, et par la vie intérieure si intense que la race et la religion concourent à développer en ces âmes dont l’enveloppe seule est grossière : et par l’absence de toute culture livresque chez une population illettrée dans son ensemble. C’est, en effet, l’imprimerie qui fait l’uniformité moderne en répandant à flots dans les masses les résultats acquis par l’expérience de l’humanité pensante. Qui ne sait lire, et n’a pas dépassé un rayon de quelques lieues reconnaît difficilement les traits généraux en sa personne, et n’en laisse pas atrophier aussi complètement les particularités, nées de l’hérédité capricieuse, ou des hasards du développement intellectuel.

Rosegger a écrit quelque part de lui-même : « Dans ma peau se logent deux personnages essentiellement divers. L’un se montre lorsque je fréquente beaucoup et longtemps la société de mes semblables, et il me paraît souvent à moi-même un insupportable individu. Il est tellement taillé sur un patron banal, il désire tant ressembler à ses voisins ! Ce qu’il peut avoir en plus que ceux-là, il se le coupe ; et ce qu’il a de moins, il veut le coudre

  1. Dans la Revue Der Tuermer, avril 1899.