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je pousse un tape-talon pour pénétrer dans une chambre au milieu de laquelle se trouve une cage, et dans la cage une caissière en blouse de soie cerise, assise sur un haut tabouret d’où elle domine le bureau. Trois gros hommes importans et bien nourris, évidemment de même famille, sont installés derrière des pupitres de frêne jaune, chacun d’eux ayant à sa droite une demoiselle qui écrit à la machine. Je me dirige vers le plus gros des trois. Il est en manches de chemise et souffre évidemment de la chaleur. C’est à peine s’il lève la tête, tant il affecte d’être occupé, quand je lui dis :

— J’ai vu votre annonce dans le journal, ce matin.

— Vous venez un peu tard, répond-il. J’ai déjà engagé deux personnes.

— Etes-vous sûr qu’elles viendront ? On ne peut pas toujours compter sur nous, vous savez.

Il se met à rire et, après quelques questions, me dit de revenir le lendemain à sept heures.

Le bruit d’une seule presse est assourdissant déjà, et, dans la salle où je travaille, il y a dix presses dans ma rangée, huit derrière nous, et derrière celles-là encore quatre machines à lithographier. D’un côté de la chambre seulement sont percées des fenêtres. L’odeur étouffante et fade de l’encre d’imprimerie et du papier à bon marché flotte dans l’air alourdi.

Une pluie fine de poussière bronzée dont on se sert pour les annonces coloriées se glisse dans les cheveux et dans les vêtemens. L’ouvrage se fait debout, et cela de sept heures jusqu’à six, avec une demi-heure seulement de récréation à midi. Je n’aurai que trois dollars la semaine pendant mon apprentissage. Ce sont des contremaîtres qui commandent, et, une fois de plus, je remarque qu’il est moins dur d’être gouvernée par eux que par des femmes. La maîtresse d’atelier, même quand elle n’est pas exceptionnellement désagréable comme l’Allemande dont j’ai parlé, de la maison de confections, est toujours tracassière. Elle harcèle sans relâche ; il faut que les choses soient faites à sa manière ; elle jouit d’être autorisée par état à se mêler des affaires d’autrui. L’esprit masculin, au contraire, qui ne se propose que des résultats, est beaucoup plus calme. Pourvu que l’ouvrage se fasse, peu lui importe la méthode employée. En attendant qu’on m’apporte des caractères neufs dont j’ai besoin, je cause avec le contremaître de ma division.