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— Il y a sept ans, me dit-il, que je ne suis allé chez nous. Je me suis sauvé de la maison quand j’avais treize ans et, depuis, j’ai roulé un peu partout, gagnant ma vie d’une manière ou d’une autre. Mes parens vivent en Californie. J’ai abordé toutes les côtes et je vous réponds que je serai joliment content de m’en retourner !… La première année, on n’y tient pas, mais quand vous avez passé deux ans, trois ans parmi des étrangers, vous sentez qu’il faut retourner voir votre monde. Ça me prendra neuf mois pour payer mon voyage jusque chez nous. Je vous le dis, reprend-il, après un silence, si battu que soit un gamin, il ne devrait jamais quitter la maison.

Le premier jour, j’eus un mouvement d’orgueil en dépassant haut la main une ouvrière qui avait commencé en même temps que moi. Sans être précisément stupide, elle est lente ; le contremaître et la personne qui alternativement cherchent à lui enseigner le métier échangent des regards désespérés, leur patience est à bout. Je suis flattée d’être comprise dans cet échange de regards et, à l’heure du repas, je me laisse aller à un misérable mouvement de vanité quand les plus expertes viennent me chercher pour dîner avec elles. La pauvre fille est laissée toute seule dans un coin : elle mange à la dérobée, prenant des petits morceaux dans son paquet sans le déplier, comme si elle avait honte de son maigre dîner. Mon orgueil a cédé ; je vais à elle et commence la conversation par la phrase ordinaire entre apprenties :

— Vous n’aviez jamais travaillé jusqu’ici ?

Elle ouvre ses mains et me les tend. Dans la paume de l’une d’elles, une longue cicatrice court du poignet à l’index. Deux ongles sont usés jusqu’au vif et fendus par le milieu. Le tout est pour ainsi dire ganté de callosités noirâtres.

— Ce n’est pas là du travail peut-être ? dit-elle lentement.

— Mon Dieu, qu’avez-vous fait pour mettre votre main en cet état ?

— Ferré des lacets de souliers. J’ai travaillé assez longtemps pour atteindre une bonne paye, neuf dollars par semaine ; mais le patron avait été lui-même ouvrier, et, de tous les patrons ceux-là sont les pires. Il m’a rabattue à quatre dollars la semaine, et je suis partie.

— Demeurez-vous chez vos parens ?

— Oui, avec ma mère, et je lui donne tout ce que je gagne en