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mesure avec leurs doigts, « se formant tantôt en cercles, tantôt en files, comme ces oiseaux que Dante a vus se lever sur les rivières et se féliciter presque de leur pâture ; » — angelots d’Albert Durer, embarrassés dans leurs longues robes et battant des ailes autour de l’Enfant-Dieu, comme une couvée de chérubins dans le même nid ; — anges, enfin, de Piero délia Francesca, aux jambes fines, aux tuniques grecques, se plissant et tombant selon le rythme des statues antiques, bien posés sur le sol qu’ils foulent un instant, sans rien de merveilleux que leur calme en face du grand mystère, ni rien de surnaturel que leur beauté, chantant au petit Jésus des parole d’amor fino et jouant selon les règles de la Manière de bien entoucher les lucs et guiternes de Bonaventure des Périers, tandis que, derrière eux, un berger aveugle montre à ses compagnons le ciel qu’il ne voit pas ; — tous ces « troubadours de Jésus » vivent avec les paysans, croquans, « nu-pieds » et « bagaudes » dans la plus simple familiarité. Le ciel et la terre se sont rejoints autour de ce berceau. De la terre sont venus les bergers, qui sont les anges des troupeaux. Du ciel sont venus les anges, qui sont les gardiens des âmes. Les uns ont apporté leurs agneaux, ou leurs fruits, ou leurs fromages, qui sont la seule richesse de leur garde-manger. Les autres ont apporté leurs musiques, leurs luths, leurs vielles ou leurs monocordes, qui sont les seuls outils renfermés dans les armoires du Paradis. Qui d’entre eux retournera au ciel après cette réunion éphémère ? Qui d’entre eux sur la terre ? On ne saurait le dire. Mais c’est une rencontre éphémère. Cette vision ne dure pas.

Dès la Renaissance, la hiérarchie s’affirme. Les anges mettent entre eux et les rustres qui les coudoyaient une distance qu’on ne pourra plus franchir. D’un coup de talon, comme lange de Rembrandt, ils ont bondi bien au-dessus des têtes et ils y restent. Dorénavant, ils considèrent l’Enfant-Dieu du haut de leurs nuages, et pour l’adorer, ils doivent se pencher. A la vérité, ce n’est pas un sentiment nouveau, ni bien profond, qui a dicté ces nouvelles attitudes : c’est tout simplement une science plus complète de la perspective qui a voulu se déployer. Dès que les artistes, à la suite de Mantegna, découvrent le secret des raccourcis et. s’avisent de faire plafonner des figures, peu à peu nous voyons les anges quitter le terrain solide où reposaient leurs pieds et se servir de leurs ailes pour demeurer suspendus