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aurait bien mérité, n’est-il pas vrai, auprès de ceux qui cherchent, dans la concorde et l’union des efforts, l’impulsion nécessaire au progrès moral de l’humanité.

Et c’est bien sur une impression de tolérance que nous désirons conclure l’étude de cette personnalité captivante, si suggestive des doutes et des angoisses religieuses de la pensée moderne, en répétant après Nietzsche[1] « qu’on peut être tolérant non par faiblesse, mais par force, quand on sait encore tirer avantage de ce qui serait la perte des natures moyennes. » — Protons une dernière fois l’oreille au charmant conteur qui nous a si souvent séduit. Dans une inspiration d’un symbolisme pénétrant, il a peint certain jour[2] un pèlerinage singulier de ses montagnes. La coutume veut que les fidèles s’y rendent en portant sur leurs épaules une croix, plus ou moins lourde suivant leurs forces et leur ferveur, mais destinée à rappeler du moins par son aspect le fardeau du Sauveur sur la voie du Calvaire. Ils espèrent obtenir par cette mortification le pardon de leurs péchés, et, de plus, délivrer une âme du purgatoire, toujours fidèles à cette belle préoccupation de solidarité chrétienne, qui se prolonge au-delà du tombeau. — Ils marchent donc en grand nombre sur la route poudreuse, quelques-uns pliant épuisés sous le faix, tous récitant à haute voix des prières. On voit des croix fortes et massives, tout à fait propres à servir d’instrumens de supplice ; d’autres, il est vrai, sont façonnées symboliquement de deux bâtons assemblés, ou de lattes grossièrement clouées ; aux unes pendent trois longs clous de fer ; d’autres sont ornées de couronnes vertes, de fleurs et de voiles noirs et blancs semblables à ceux qu’on jette sur les cercueils. Un grand pèlerin pâle a même placé sur sa tête une couronne d’épines en guise de coiffure, et jette des regards de dédain à ceux qui sont dépourvus de cet ornement. — Parvenus sur la place de l’église, tous déposent en faisceaux leurs pieux fardeaux, et se rendent à l’office divin. — Mais, une fois la cérémonie terminée, et les fidèles revenus en plein air, il se trouve un orateur populaire pour improviser sur ce texte évangélique : « Que celui qui veut être mon disciple prenne sa croix sur ses épaules et me suive, » une excitation à la

  1. Nietzsche, Crépuscule des idoles, trad. Henry, p. 224.
  2. Der Waldvogel, « les Porteurs de Croix. »