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que les Guêpes ? Elle l’est moins. Il n’y a rien à deviner ici, parce qu’il n’y a rien à deviner là où il n’y a rien.

M. Ouvré, précisément, aime trop à deviner. Il semble qu’il aime la littérature grecque un peu pour cela, pour ce que, offrant beaucoup de lacunes, elle donne du champ à l’imagination, au génie du divinateur, au génie aussi du constructeur, qui appuie les assises de son édifice théorique et doctrinal autant et un peu plus sur les vides que sur les pleins, surtout avec plus d’assurance sur les crevasses que sur la terre ferme. « L’histoire des lettres grecques est coupée de grandes lacunes. Elles correspondent à la période où les genres se forment comme à celle où ils dépérissent. » Si exactement que cela ? Et de cette période, qui est une lacune, comment pouvez-vous savoir qu’elle est celle d’une formation de genre et surtout celle d’un dépérissement de genre ? Par application de la loi de la disparition des faibles ? J’ai cru montrer qu’il ne faut pas trop appliquer cette loi à la disparition des manuscrits.

C’est au même tour d’esprit qui a sa valeur, je le répète, et dont je ne souhaiterais pas que les jeunes chercheurs fussent entièrement dénués, que se rattache la prétention de nous donner des portraits d’hommes qui n’ont jamais rien écrit. On trouve dans le livre de M. Ouvré un précis de la doctrine de Socrate. Je ne trouve pas cela très scientifique. Un homme qui n’a rien laissé parce qu’il n’écrivait jamais doit être nommé, quand il est évidemment la source de toute la philosophie européenne depuis vingt-trois siècles ; mais il ne doit pas être analysé. Nous savons de Socrate qu’il embarrassait les gens en causant avec eux de toutes sortes de choses et qu’il a été condamné à mort sur accusation d’impiété et de corruption de la jeunesse. Nous n’en savons exactement que cela. Il est assez différent dans Xénophon et dans Platon pour que nous soyons sûrs qu’il a été défiguré par tous les deux, peut-être également par tous les deux, cl que les « socratiques » de Xénophon sont du Xénophon et les « socratiques » de Platon du Platon. Que dira-t-on donc de Socrate ? Hé ! sommes-nous forcés d’en dire quelque chose ? Disons-en qu’il fut un très grand homme très probablement ; car on n’est pas écoulé, admiré et adoré de Xénophon et de Platon, sans être au moins très original, et qu’il a bu la ciguë, comme c’est le droit absolu des hommes qui apportent dans l’humanité une grande pensée. Mais n’en disons rien de plus, et peut-être en ai-je trop dit.