Page:Revue des Deux Mondes - 1902 - tome 7.djvu/184

La bibliothèque libre.
Le texte de cette page a été corrigé et est conforme au fac-similé.

des statues. Ils parlèrent, ils chantèrent, ils enseignèrent, et ils continuèrent à éblouir le monde.

Ils modifièrent profondément tout ce qui les toucha. Ils modifièrent le peuple romain, qui les conquit matériellement, et le christianisme, qui les conquit spirituellement. Ils donnèrent au peuple romain une littérature et au christianisme une philosophie ; et c’est à dire qu’ils donnèrent au peuple romain ce qui justifia sa conquête et la rendit, relativement douce et chère aux peuples, et la civilisation romaine n’eût été ni aussi prestigieuse ni aussi brillante, si elle n’avait pas été gréco-romaine. — Et c’est à dire qu’ils donnèrent au christianisme un caractère d’idéalisme subtil, extrêmement dangereux, mais aussi très séduisant, qui ne laissa pas de lui conquérir et de lui assurer nombre de beaux esprits qui étaient quelquefois de grands esprits ; et il est probable, quoique contestable, que le christianisme n’eût été, sans l’hellénisme, qu’une religion uniquement populaire.

Voilà ce qu’a fait la race grecque, précisément après que le peuple grec eut cessé d’exister. Elle semblait destinée à faire de plus grandes choses dans ce qu’on appelle sa décadence que dans ce qu’on appelle son âge viril. Cela intéresse l’historien, le démographe, le sociologue et l’historien littéraire. Cela indique que la race grecque était une race très particulière, une race ouvrière de civilisation, plus qu’ouvrière sociale et plus que conservatrice d’elle-même. Elle ressemble à ces hommes qui n’ont pas d’esprit de conduite et qui se révèlent comme très aptes à conduire les autres. Elle est une race de penseurs. Les penseurs fondent des écoles, des religions, des littératures, et souvent ne fondent pas de famille et gouvernent mal leur maison.

Pour ces raisons, ce qu’il y a encore de plus intéressant dans le livre de M. Ouvré, c’est l’idée qu’il donne de celui que M. Ouvré aurait dû écrire. Mais, puisqu’il la donne, c’est déjà un titre à notre reconnaissance ; et, en lui-même, il est infiniment consciencieux, très ouvert sur toutes sortes d’avenues, extrêmement vigoureux de pensée jusqu’à ne pas dérober aux yeux les traces profondes d’un bel effort, propre à faire beaucoup réfléchir et beaucoup penser, œuvre en somme d’un philosophe et d’un historien s’appliquant, le plus souvent avec un singulier bonheur, aux choses de lettres.


EMILE FAGUET.