Page:Revue des Deux Mondes - 1902 - tome 7.djvu/679

La bibliothèque libre.
Le texte de cette page a été corrigé et est conforme au fac-similé.

regardez d’un peu haut et vous verrez que toutes choses sont égales. C’est la vieille tendance antinomiste, où nous reconnaissons le problème théologique de l’inutilité des œuvres devant la foi. Il n’était peut-être point nécessaire, pour en arriver à ce paradoxe mystique, de faire tant d’état de l’individu.

En même temps, la souveraineté de la loi suprême qui égalise nos actes et annule notre intervention garantit l’ordre et l’excellence du monde. L’optimisme d’Emerson a la même origine que son quiétisme, et il est démesuré. Un critique anglais très positif, M. John Morley, lui a reproché d’avoir fermé les yeux du philosophe à une bonne moitié des réalités de la nature et des brutales éventualités de la vie. D’après lui, Emerson aurait vu la vie en clergyman, c’est-à-dire du dehors. Certes, il y a du vrai dans cette remarque. Emerson a trop regardé le monde à la lumière de l’intellectualité pure, lumière sans chaleur, qui répand sa propre clarté sur les choses et nous les fait ainsi trop aisément comprendre ou accepter. Il nous répugne alors d’entrer dans les partialités héroïques d’où jaillit l’action. Nous restons à égale distance des deux camps et le dilettantisme bienveillant suffit à notre rôle de spectateurs. Telle fut à peu près l’attitude d’Emerson dans le plus grave conflit du siècle en Amérique, l’affaire de l’esclavage. Bien que l’idée centrale de sa doctrine, la régénération morale de l’individu, en fît un leader désigné des Nordistes, et qu’il se fût toujours déclaré en fait partisan de la liberté du sol, Free Soiler, il ne se mêla point, quand éclata la crise, aux abolitionnistes actifs, et n’estima pas « qu’il y eût, présentement, rien à faire pour lui là-dedans. » Sans doute, il prêche à l’occasion sur l’abolition, comme il prêche sur la tempérance, mais, suivant ce qu’il déclare lui-même dans une lettre à Carlyle, de 1844, il sent bien vite qu’il empiète sur un terrain qui n’est pas le sien et qu’il diminue d’autant sa force dans son propre domaine. Si ce calme a plus d’une fois sa beauté et sa valeur, il incline trop volontiers vers la sérénité dédaigneuse et distante.

Un* ; intelligence pure voit que tout est bien, et trop aisément trouve odieuse l’humaine faiblesse, qui pourrait gâter quelque chose. Emerson lui fut vraiment rigoureux. Il insiste d’abord avec une parfaite justesse sur l’obligation pour chacun de collaborer avec les bonnes intentions de l’univers. « Il n’y a pas de plus grand embellissement des traits, de la forme ou du