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décidément un peu superficielle et la portée bien courte. Celle des romans de George Eliot est plus haute, incomparablement, mais la forme en demeure la forme du roman psychologique ou intime, et, quand nous en préférerions la facture à celle des Misérables, n’est-il pas vrai qu’on n’y sent point la même force et la même ampleur de souffle ?

Mais ce souffle, ce sentiment que j’essaie d’analyser, cette pitié sociale qui est l’âme des Misérables, ne savons-nous pas bien qu’elle est l’âme aussi du roman russe ? Et comment en serait-elle absente, si elle est faite des deux élémens que j’ai cru y démêler ? De tous les peuples de l’Europe, il n’en est pas aujourd’hui de plus foncièrement chrétien que le peuple russe ; et quant à l’esprit démocratique, la poussée en a été assez forte là-bas, au XIXe siècle, pour provoquer l’événement que certains penseurs n’ont pas craint de comparer, d’égaler presque à la Révolution française, je veux dire l’émancipation des serfs. Tourguenef et Dosloïevsky ont écrit leurs premiers romans de 1844 à 1847, au cours de ces « années Quarante, » comme on dit en Russie, pendant lesquelles la classe instruite de Pétersbourg et de Moscou s’éprenait des idées françaises et aspirait à rebâtir de fond en comble le vieil édifice des tsars. Ils ont souffert pour la cause populaire ; et je ne serais pas en peine de trouver chez eux, notamment dans Humiliés et Offensés de Dostoïevsky ou dans sa Maison des morts, la matière d’une comparaison avec les Misérables. J’ai moins de peine encore à la trouver chez Tolstoï.


II

Ce n’est pas qu’entre Hugo et lui, il n’y ait bien des différences, soit dans leur art, soit dans leurs idées.

De toutes les œuvres d’imagination que le XIXe siècle a vues éclore, les Misérables sont la plus vaste et la plus puissante. Nous n’avons en France aucun autre roman de même type. Depuis l’abbé Prévost, depuis que le roman est chez nous un genre défini et constitué, l’effort de nos romanciers a constamment tendu à faire de leur récit le drame d’une vie humaine. Drame plus ou moins développé, plus ou moins riche en peintures de mœurs et en analyses psychologiques, mais, qu’il s’agisse de Manon Lescaut ou de Valentine, du Père Goriot ou de