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une épopée, et le seul roman dont la libre composition soit à peu près celle des Misérables. Mais là, rien de théâtral, nul apprêt, nulle complication d’intrigue. Tout au plus relèverait-on une ou deux coïncidences où il pourrait sembler, si on était de méchante humeur, que le hasard a un peu trop bien fait les choses, mais cela n’est rien, si l’on songe combien d’acteurs Tolstoï fait mouvoir et parvient à grouper au cours de son long récit. Il n’est pas possible de se conformer plus simplement, plus fidèlement, au train ordinaire de la vie, d’imaginer des situations plus naturelles, et de toucher davantage en visant moins à l’effet. Voyez comment nous est racontée la mort du prince André : « Il se confessa, il communia, et prit congé des siens. Lorsqu’on lui amena son fils, il effleura sa joue de ses lèvres, et se détourna, non par regret de la vie, mais parce qu’il supposait que c’était tout ce qu’on attendait de lui. On le pria cependant de bénir l’enfant ; il le fit, et jeta ensuite sur ceux qui l’entouraient un coup d’œil interrogateur. Il semblait leur demander s’il n’y avait pas encore quelque chose à faire ; il rendit enfin le dernier soupir entre les bras de la princesse Marie et de Natacha. « C’est fini ! » dit sa sœur quelques secondes après. » Rien de plus ; et pourtant, quand nous en sommes à cet endroit du livre, notre émotion est grande. Est-elle plus grande, est-elle plus vive qu’à la lecture de certaines scènes des Misérables : arrivée de Valjean chez Myriel, entrevues de Valjean et de Fantine au poste de police, puis à l’hôpital, mort de Gavroche et d’Enjolras, mort de Valjean ? Plus vive, je ne sais, ou plutôt je ne le crois pas ; mais elle est d’une autre nature. L’émotion que nous inspirent les grandes scènes des Misérables est celle que nous ressentons au théâtre, quand la pièce jouée est de Shakspeare ou de Corneille. L’émotion que nous font éprouver les récits de Tolstoï est celle que nous ressentons devant les spectacles de la vie, en présence d’une souffrance réelle, à la mort de quelqu’un que nous aimions.

Car ses héros ne sont plus, comme ceux de Hugo, de puissantes créations de l’esprit qui personnifient une idée abstraite, la loi, la bonté, la misère. Ses héros sont des vivans, des créatures complexes et changeantes en qui, malgré tout, le moi persiste, si bien qu’à travers leurs modifications successives, nous n’hésitons jamais à les reconnaître ; et, parmi tous les dons de son génie, s’il me fallait dire celui que j’admire le plus, celui qu’aucun homme n’a aussi pleinement possédé, sauf peut-être