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opprobre, nous lui tendions la main pour en sortir. Ils opposent, en d’autres termes, aux mœurs et aux lois de la société l’esprit et la loi de l’Evangile, — et qu’est-ce à dire, sinon qu’ils continuent les Misérables ?

Car ce contraste, avec quelle force Hugo l’avait marqué ! Comme il l’avait rendu sensible à nos yeux et douloureux à nos cœurs ! Doué à un degré bien rare du pouvoir d’animer l’abstraction, il avait créé deux grandes figures qui se faisaient vis-à-vis dans son livre ; et l’une est Javert, l’autre, Myriel. A Javert, qui personnifie, dans sa précision, sa rigueur et son étroitesse, la morale publique, s’oppose Myriel, qui symbolise, dans toute sa douceur et sa sublimité, la morale évangélique ; et c’est entre eux, en quelque sorte, que vient passer le long cortège des êtres de misère, Valjean, Champmathieu, Fantine, Cosette, Gavroche, sur qui la main rude du policier est toujours prête à s’abattre, sur qui reste étendue, pour les absoudre et les bénir, la douce main de l’évêque. Ah ! certes, il ne suffisait pas d’avoir du génie pour écrire les premiers livres des Misérables : n’en déplaise aux critiques qui refusent toute sensibilité à Hugo, il fallait encore être profondément bon. Il n’y a rien de plus beau dans aucune langue que les paroles de Myriel à Valjean. Renvoyé de porte en porte, hué par les enfans, aboyé par les chiens, aussi tragique dans sa course errante qu’un Œdipe ou un roi Lear, Valjean a fini par entrer, haletant et menaçant, dans l’humble maison que Myriel habite. Il s’est nommé ; il a montré son passeport de forçat libéré, ce passeport qui sert, dit-il, « à le faire chasser de partout où il va. » Mais, au lieu de le chasser, au lieu de lui crier comme les autres et ainsi qu’il s’y attendait : « Va-t’en, chien ! » Myriel le fait asseoir à sa table et lui dit doucement :


Vous pouviez ne pas me dire qui vous étiez. Ce n’est pas ici ma maison, c’est la maison de Jésus-Christ. Cette porte ne demande pas à celui qui entre s’il a un nom, mais s’il a une douleur. Vous souffrez ; vous avez faim et soif : soyez le bienvenu. Et ne me remerciez pas, ne me dites pas que je vous reçois chez moi. Personne n’est ici chez soi, excepté celui qui a besoin d’un asile. Je vous le dis, à vous qui passez : vous êtes ici chez vous plus que moi-même. Tout ce qui est ici est à vous. Qu’ai-je besoin de savoir votre nom ? D’ailleurs, avant que vous me le disiez, vous en avez un que je savais.

L’homme ouvrit des yeux étonnés :

— Vrai ? vous saviez comment je m’appelle ?

— Oui, répondit l’évêque. Vous vous appelez mon frère…