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nullement la tentation de créer des types ou d’inventer des épisodes ; les types ou les épisodes lui sont fournis par la vie, par ce qui se passe ou se raconte journellement, par ce que cette vie éveille en lui d’amour ou de haine. Elles ont vécu, Sapia, la dame de Sienne, Cunizza, la pécheresse pardonnée. Avoir vécu, c’est vivre toujours… Qu’il s’agisse de Pia, de Nino, de Forèse, du pape Martin V, ce Tourangeau qui aima trop les anguilles cuites dans le vin doux, de Siger, le fameux docteur de la rue du Fouarre, qui trouva « la mort lente à venir, » c’est l’essence subtile de la vie humaine, dans laquelle Dante a trempé ses pinceaux, et qui lui fournit les couleurs ou les nuances innombrables de sa palette. Et, cette essence sacrée, il ne la manie qu’avec une émotion religieuse. Il suffit d’avoir regardé la vie pour se convaincre qu’elle est au-dessus de tout poème. La vie ! Aujourd’hui nous en voulons presque à l’impeccable génie de Raphaël de n’avoir pas tremblé devant elle, nous aimons Léonard et Botticelli de s’être inquiétés devant certains visages, Rembrandt de s’être inquiété devant certaines ombres et certains rayons. Un récit dantesque synthétise une vie, et cette vie incarne une vérité. Dante introduit en scène des parens de sa femme et des amis de sa jeunesse. Et tel est le prestige de la poésie que nous nous intéressons moins à ce fait historique de son priorat, qu’à son émotion sentimentale causée par une cloche tintant au loin à la tombée d’un jour d’adieux. L’événement enregistré par l’histoire vaut-il le rêve immortalisé par le génie ? L’heure qui « blessait d’amour » le nouveau pèlerin, alors qu’il pleurait « le jour près de mourir, » « l’heure qui ranime le regret chez ceux qui naviguent et attendrit leur cœur, le jour où à leurs doux amis ils ont dit adieu ! » ce fut une heure où l’amitié vivait dans le cœur de Dante. Et, si la cloche lui semblait pleurer le jour près de mourir, n’est-ce pas parce que ce jour emportait dans sa fuite les momens bénis par l’accent des voix affectueuses, par la présence des êtres aimés ? La solennité du crépuscule descendant sur les flots et s’abaissant sur la nature comme un voile sur un beau visage ; les sons lointains d’une cloche isolée, voisine de la côte, et l’attendrissement au cœur d’un exilé, tout cela tient dans les deux terzine, et tout cela s’immortalise parmi les rêves. Oui, oui, cette heure qui brille dans le passé, grâce à l’étoile de poésie allumée dans son ciel par un grand poète, enchante, apaise ou console la multitude de ses sueurs obscures au fond