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région de ténèbres et d’horreur, puis une région où la douleur se mêle à la joie, la tristesse à l’espérance, avant d’arriver à l’éternelle Béatitude. Si quelque chose doit frapper l’observateur impartial, c’est l’unité qui se révèle, au fond d’une multitude d’expériences, chez tous ceux qui ont exploré les lointaines régions de leur âme, et qui, de ses promontoires, ont vu se lever sur elle le soleil de l’Amour divin. Qui dira le mystère du dernier chant ou de la suprême oraison ? Ce chant tout plein de l’inexprimable, commence par la prière de saint Bernard, et finit par je ne sais quel élan surnaturel. Il étonne quand on le relit ; plus on le relit, plus il étonne. C’est ainsi que lai oie monte dans la Neuvième symphonie de Beethoven, et peut-être est-il encore ici quelque chose de plus. Dante ayant construit tout seul sa cathédrale de rimes et de pensées, l’a, disions-nous, pourvue des gargouilles de l’enfer ; le Purgatoire lui fournit des sculptures et des fresques ; le Paradis éclate dans le flamboiement des vitraux et l’éblouissement des verrières, aux feux des gemmes embrasées par les rayons du divin soleil, et le dernier chant s’élance éperdument vers Dieu - comme la plus folle, la plus téméraire des flèches gothiques.

Une admirable doctrine, comme une lumière surnaturelle, baigne souvent le vaisseau de cet édifice. Si le Paradis se souvient de saint Denys l’Aréopagite, on dirait que le Purgatoire pressent sainte Catherine de Gênes. À travers ces évocations et ces apparitions, il y a des enseignemens profonds, des paroles redoutables et sacrées sur le mystère de l’Essence divine. À nul philosophe le poète ne peut envier ce privilège.


VIII

Humain par tout ce qu’il exprime, éternel par tout ce qu’il atteint, voilà comment se montre Dante. Il composa son œuvre, se forgeant lui-même la langue dont il fit son instrument. Les savans de l’époque s’étonnèrent, comme en témoigne la lettre fameuse de Frate Ilario, prieur de ce monastère, à la porte duquel l’exilé vint heurter un soir en demandant « la paix. » Mais, d’après le poète, « le latin aurait été de bénéfice à peu de personnes, et le vulgaire pourra servir à beaucoup. La noblesse d’âme attendant ce service est en ceux qui, par les mauvais usages du monde, ont laissé la littérature aux hommes qui l’ont