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Okuma ? Je pense qu’il est très fort au Rice Exchange, à la Bourse du Riz. » Et, de fait, ce confucéen, sorti d’une classe où l’on ignorait le calcul et la valeur de l’argent, a porté dans la finance l’audace et la maîtrise d’un homme qui se livre à son génie. Seulement, cette fortune qu’il thésaurise n’est pour lui qu’un levier dont il ébranle l’opinion publique. Elle subventionne des journaux et lui permet d’entretenir une des plus grandes institutions libres du Japon.

Tout au bout de la ville, au delà des faubourgs, dans un large horizon que les toits n’obscurcissent plus, presque en rase campagne, à Waseda, il a solidement établi son fief : une maison seigneuriale dont l’aile gauche est japonaise, l’aile droite européenne, des jardins, de vastes serres et son collège où plus de mille vassaux apprennent l’histoire, la littérature, le droit et la politique. Une école littéraire s’y est déjà formée ; le Parlement et la Bourse bruissent du bourdonnement de ses anciens élèves. Et l’allègre vieillard, qu’on appelle le Sage de Waseda, entre deux irruptions au pouvoir, sous couleur d’y cultiver sa terre, continue d’y grossir sa fortune et d’y fortifier son ascendant.

L’antichambre même de sa demeure sent la conquête. Un dieu de bronze, un de ces gardiens grimaçans des porches bouddhiques, y est campé comme la dépouille opime d’un vieux temple. Le salon n’a pas cette belle ordonnance que les princes revenus d’Europe savent donner aux leurs. Les meubles surchargés de bibelots précieux ressemblent à un étalage de collectionneur et d’expert. Le comte s’avance, appuyé sur un jonc à pomme d’argent, d’un pas rapide, malgré sa jambe de bois. Sa tête, comme dilatée par la maigreur de son cou et que ses derniers cheveux plus abondans renflent vers les tempes, se porte en avant avec la vivacité d’un perpétuel affût. Il n’est pas assis que toute sa vie intérieure éclate. Les paroles se précipitent de sa gorge en torrent de voyelles rauques. Une étrange beauté d’animation baigne les durs méplats de son visage aux joues creuses et aux pommettes saillantes. Le vieux Japon comprimé se redresse en sa personne, se détend, s’élargit, se carre, respire fortement des odeurs de liberté. Mais, alors même qu’il paraît céder à l’ivresse des hautes spéculations, le subtil Asiatique se trahit dans la malice de sa bouche rieuse. Toujours avide de s’instruire et de s’accroître, regardez-le quand un Européen lui parle. S’il ne comprend pas la langue étrangère, ses yeux en épient les sons. Et,