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des bourgeois ni des boutiquiers. Ils ne décrochent pas les enseignes ; ils ne réveillent pas les quartiers paisibles du tumulte de leurs équipées ; ils n’ont rien des clercs de la Basoche ni des héros de Mürger, rien que la fainéantise. Seulement, comme leurs camarades des collèges, s’ils rencontrent dans une rue déserte un Européen, et qu’ils puissent non pas le plaisanter, mais l’insulter et le bafouer, l’Européen demeure surpris que des natures de Japonais révèlent inopinément un tel fond de grossièreté.

On a souvent prétendu que ce déplorable esprit venait des professeurs et que l’enseignement universitaire du Japon, par une singulière ingratitude, excitait à la haine de l’étranger. J’en crois la raison plus profonde et plus grave. J’ai eu l’occasion d’observer des étudians : ils ne nous détestent pas, mais beaucoup ressemblent à ce personnage japonais d’un drame moderne qui s’écriait : « Nous ne sommes plus à l’époque de la barbarie ! » - et de quel accent il le disait ! et de quels applaudissemens le public le saluait ! — et qui, après cette noble déclaration, trépignait d’une colère que l’ancienne étiquette eût réprouvée et crachait à la figure de son interlocuteur. Ces paroles magiques « Nous ne sommes plus des barbares ! » que tant de fois j’ai lues et entendues, si douces à la gorge des Japonais qu’ils s’en engouent, ne sont qu’une façon déguisée, mais victorieuse, de nous affirmer leur éclatante supériorité. Nous avons piétiné, nous, durant des siècles, avant de sortir de la barbarie, tandis qu’eux, une simple pirouette les a mis au centre des lumières. Ils renieraient par orgueil leurs plus beaux titres de fierté et sont en train d’abjurer leur courtoisie par amour de la civilisation. Ne vous imaginez pas que l’étudiant qui prend à votre égard des manières de rustre agressif nourrisse contre vous une haine de Chinois. Il tient seulement à vous faire savoir qu’il n’est plus un barbare. L’idée que vous pourriez le considérer comme votre inférieur, cette idée d’un amour-propre maladif qu’il doit à son éducation mi-européenne, mi-japonaise, lui cause de perpétuels élancemens. D’autre part, le sentiment de son élévation subite l’a délivré des formes respectueuses où l’astreignait la vieille police morale de l’Empire. Un de mes amis, qui parlait à merveille le japonais, impatienté des sales bravades de trois étudians, fit volte-face et, marchant droit au plus âgé : « Monsieur, lui dit-il avec une exquise politesse, vous n’êtes plus un barbare : nous