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tombent sur le kurumaya qui, à ce moment même, le voiturait, lui et ses pensées. C’était un vieux kurumaya hors d’âge, flageolant, poussif et morfondu. « Stop ! » cria l’Anglais. Il s’arrêta sans déposer ses brancards et tourna vers le bourgeois sa face ridée : « Veux-tu être mon père ? — Hé ! votre père ? — Oui, mon père adoptif : je te paierai dix yen par mois. — Hé ! dix yen ? — Oui, dix yen, si tu m’adoptes. — Hé ! yô gozaimazu (oui, ça me va). » Le kurumaya n’en demanda pas plus long, et, partis pour la gare, ils firent un crochet et allèrent rédiger cette extraordinaire déclaration de paternité.

Mais ces gens, qui ne sourcillent pas aux propositions et aux spectacles les plus imprévus, et à qui renchérissement subit et fantastique de leurs denrées journalières n’a pas encore arraché un cri de révolte, lorsqu’ils se rassemblent, ont parfois des soulèvemens aveugles et silencieux, d’une violence inouïe, comme des lames sourdes. Les prêtres du temple de Sui Tengu vendent, certains jours, des amulettes qu’on vient acheter de toutes les provinces. La distribution commence d’ordinaire à trois heures du matin ; l’année que je me trouvais à Tôkyô, elle fut reculée jusque vers quatre heures. Il pleuvait à torrens. On n’eût marché que sur des parapluies d’un bout à l’autre de la rue et des rues avoisinantes. La foule s’impatientait et se gonflait en silence : une marée montante sous un déluge. À peine l’écluse ouverte, elle s’y engouffra avec tant d’impétuosité que non seulement les arbres, mais le logis des gardiens, le théâtre des danses sacrées, les maisons des prêtres et deux lanternes de pierre furent saccagés, renversés, emportés, anéantis. Et tout le quartier crut à un tremblement de terre. Les gendarmes accourent ; les prêtres terrorisés se barricadent dans le sanctuaire ; la foule les assiège, imperturbable au milieu de ses ravages. À six heures et demie, toujours sous la pluie battante, on la juge calmée et les portes du temple s’entre-bâillent. Mais l’assaut reprit si furieux, et cette fois accompagné de si épouvantables vociférations, que la gendarmerie dut charger ces frénétiques qui, d’impuissance et de rage, jetaient sur le toit du dieu leurs parapluies, leurs chapeaux, leurs chaussures, leurs sacs de voyage, leurs besaces et même leurs habits.

Rien de plus comique assurément : il ne s’agit que d’amulettes. Ce sont là pourtant des signes manifestes de la force d’émeute qui s’accumule dans les profondeurs populaires et ne