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est en possession de donner la popularité ; parce que les batailles littéraires, depuis les Précieuses Ridicules, ne se gagnent, ou ne se perdent, qu’au théâtre ; et parce qu’enfin, pour ces raisons et d’autres encore, le romantisme, aux environs de 1827, c’était avant tout l’insurrection contre la tragédie classique, Victor Hugo a donc fait du théâtre. Mais, après en avoir fait quinze ans, de 1827 à 1843, de la Préface de Cromwell aux Burgraves, il a cessé tout d’un coup d’en faire, et, quarante ans durant, de 1843 à 1885, il s’en est entièrement désintéressé. C’est ce qui est sans exemple dans l’histoire de l’art dramatique ! Un auteur dramatique l’est ordinairement, — et obstinément - jusqu’à son dernier jour, que d’ailleurs il s’appelle Eugène Scribe ou Sophocle ! Et on donnera de ce désintéressement d’Hugo les explications ou les motifs que l’on voudra. Mais il n’y a qu’un mot qui serve Hugo n’avait pas le « don » du théâtre ; il s’en doutait ; et la conséquence en est que, ce qu’il y a de plus intéressant dans son œuvre dramatique, de vraiment rare et singulier, c’est le combat que le lyrique y livre, en quelque sorte contre lui-même, pour s’emparer et se rendre maître des moyens d’un art qui n’était pas le sien.

Allons plus loin, et disons que, si le théâtre en général n’est autre chose que le lieu du déploiement de l’humaine volonté, s’attaquant aux obstacles que le destin, la fortune ou les circonstances lui opposent, rien n’est plus dramatique, dans le théâtre de Victor Hugo, que ce long effort du poète pour se « dépersonnaliser. » Tous les moyens lui en sont bons, et il les emploie tour à tour. Son imagination « s’imprègne de la couleur des temps, » et de Londres à Saragosse, de Paris à Ferrare, de Madrid aux bords du Rhin, pour en imprégner la nôtre, il fatigue à son service l’art du décorateur et celui du costumier… Les ressorts du mélodrame s’enchevêtrent dans ses combinaisons aux « ficelles » du vaudeville, et quand ce n’est pas Alexandre Dumas, son rival du boulevard, c’est Scudéri, c’est Scarron qu’il imite. Rien ne ressemble tant à dom Japhet d’Arménie que le quatrième acte de Ruy Blas… Et encore, l’intérêt qu’il sent bien que nous ne saurions prendre à l’invraisemblance des situations qu’il nous présente, il essaie de le mettre dans l’appel que ses personnages adressent aux passions révolutionnaires… Inutiles efforts ! dans le décor de Lucrèce Borgia ou de Marie Tudor, sous le masque ou par la bouche de Didier, de Triboulet, de Ruy Blas ou de