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Césars, que ces scènes lui rappellent : « Jours affreux du règne de Tibère, nous voyons renaître vos horreurs !… Quittons cette époque malheureuse, comparable au règne de Tibère. Renouvelez-vous pour moi, momens tranquilles de ma douce adolescence ? «

C’est surtout au Vieux Cordelier que le nom de Tacite reste attaché pendant l’époque révolutionnaire. Camille Desmoulins avait reçu, au collège Louis-le-Grand, une bonne éducation classique. Il connaissait bien, et il cite souvent ses auteurs latins, notamment Cicéron, pour lequel, en sa qualité de futur avocat au Parlement, il semblait professer une estime particulière. Il avait lu sans doute aussi Tacite, et devait l’admirer, mais vraisemblablement de cette admiration d’école, qui laisse le cœur froid et ne s’attache qu’aux qualités littéraires Comment les gens de cette époque l’auraient-ils tout à fait compris ? Ils étaient disciples de Jean-Jacques, qui croyait l’homme bon par lui-même et gâté seulement par la civilisation. Ils attendaient, comme lui, le bonheur du monde d’un retour à l’état de nature. Et voilà que tout d’un coup des événemens terribles venaient brutalement déranger cet optimisme ; on entendait rugir la bête humaine, dégagée des liens qui la domptent, et rendue à ses instincts de carnage. Il est naturel qu’on se soit alors attaché aux écrivains qui l’ont vue dans ces crises violentes et qui ont dépeint les excès auxquels elle se laisse emporter[1]. J’imagine que c’est à ce moment surtout que Camille Desmoulins a dû lire Tacite et s’en pénétrer. Il en est plein, il le sait par cœur, comme Mme Roland, il le cite à tout propos. Il n’a pas eu de peine à voir, en le lisant, que tous les despotismes se ressemblent, d’où qu’ils viennent, et qu’en châtiant la tyrannie des Césars, Tacite s’est trouvé dépeindre au naturel celle de la foule, qui ne vaut pas mieux. Quelle différence y a-t-il entre la loi de majesté et la loi des suspects, et n’ont-elles pas fait couler autant de sang l’une que l’autre ? Le Tribunal révolutionnaire

  1. C’est à peu près ainsi que Garat, quand il fut jeté en prison, découvrit Sénèque. Il nous dit que, quand il le lut pour la première fois, il eut peine à en achever la lecture, mais qu’alors il avait peine à s’en détacher. Il ne nous restait plus qu’une chose à apprendre : à mourir. C’est là presque toute la philosophie de Sénèque… Il a fait une philosophie pour ces longues agonies auxquelles les tyrans condamnent quelquefois des nations… On avait besoin d’une philosophie qui apprend à renoncer à tous les biens avant qu’on vous les arrache, qui vous sépare du genre humain, qui ne peut plus rien pour vous, et pour lequel vous ne pouvez plus vous-même ni rien faire, ni rien espérer, qui vous prépare pour le moment où Silvanus viendra vous dire de la part de Néron : mourez. »