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dont il avait conquis la confiance, le premier rang dans le gouvernement, constamment en vedette parmi les orages d’un règne qui n’a guère connu le repos. Il a vu de près non seulement tous les personnages illustres de son pays, mais aussi tous les hommes d’État, jeunes et vieux, qui brillaient de son temps : Metternich, Wellington, Nesselrode, Granville, Palmerston, Aberdeen, d’autres encore. Il les a eus successivement pour adversaires ou pour alliés. Il a traité avec eux des grandes questions internationales et parfois dans les circonstances les plus dramatiques, comme par exemple en 1840, lorsque la question d’Orient menaçait de mettre le monde en feu. La princesse de Liéven connaissait mieux encore que lui ce personnel directeur des affaires européennes. Elle l’avait longuement pratiqué. Elle y comptait des sympathies et des inimitiés. Ils étaient donc exceptionnellement placés l’un et l’autre pour juger les événemens et les hommes. Lorsqu’ils s’écrivaient, ils ne se faisaient pas faute de se dire ce qu’ils en pensaient.

Envisagée à ce point de vue, leur correspondance constitue un document historique d’une autorité incontestable. À tous ceux qu’intéressent les faits, elle offre un attrait égal à celui qu’elle offre, d’autre part, à ceux qui attachent plus de prix’à l’histoire des âmes qu’à celle des événemens. Ce côté documentaire, volontairement négligé dans ce que j’ai déjà révélé des papiers si libéralement offerts à mes recherches, méritait aussi d’être mis en lumière. C’est à cet effet que je rouvre une fois encore ces précieux dossiers, en prenant pour cadre de la suite d’études, dont j’y puise les élémens, les rapports de la France avec l’Angleterre sous le ministère Guizot et, plus spécialement, le voyage que fit en France, en 1843, la reine Victoria.


I

Au mois de février 1840, Guizot ayant été nommé ambassadeur de France à Londres, l’amitié dont j’ai retracé les péripéties avait subi la plus cruelle des épreuves : celle de la séparation. Il y avait alors trois ans qu’elle durait, cette amitié d’une qualité si rare. Ce qu’elle était devenue, une lettre de Guizot écrite de Londres va nous le dire et nous permettre de mesurer l’étendue du sacrifice que s’étaient imposé, en se séparant, ces amis exceptionnels.