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d'une vingtaine d'années. Ainsi nous pouvons mesurer, de vingt en vingt ans, les modifications qui se sont produites non seulement dans le « métier » de Mantegna, mais surtout dans sa conception de l'objet de son art. Et ces modifications peuvent être définies ainsi : spontanément, par la simple opération de son génie créateur, Mantegna est allé de la science à la vérité, et de la vérité à la beauté.


M. Kristeller, à propos des allégories du Louvre, signale chez Mantegna « une prédilection croissante pour l'antique. » Voilà qui ne s'accorde guère avec le reproche fait autrefois par Squarcione à son jeune élève, ni non plus avec ce que nous dit M. Kristeller lui-même de la grande part qui revient à l'imitation de l'antique dans les fresques de Padoue, le Saint Sébastien d'Aigueperse, le Triomphe de César, etc. La vérité est que Mantegna a en toute sa vie une égale « prédilection pour l'antique, » depuis le jour où Squarcione la lui a inspirée en lui faisant copier des moulages de statues. L'art antique s'est révélé à lui dès son enfance, comme il s'était révélé, par Nicolas de Pise, à l'enfance héroïque de l'art toscan. Mais, d'âge en âge, Mantegna, tout comme les générations successives des maîtres toscans, a compris d'une façon différente l'intérêt véritable de cet art antique, et la véritable façon dont il devait l'imiter.

Sans doute, sous l'influence des leçons de Squarcione, il a commencé par ne voir, dans les vieilles statues grecques et surtout romaines, que des tours de force, des oeuvres d'un savoir et d'une habileté extraordinaires, infiniment supérieures aux gauches essais des Italiens de son temps. Et tout de suite, avec le génie de maîtrise technique qui était en lui, il s'est mis à tenter lui-même des tours de force à l'imitation de ce qu'il croyait être la « science » des anciens. Les personnages de son Martyre de Saint Jacques, à Padoue, semblent des statues antiques, dans le décor antique où il les a placés. Et chacun d'eux est en même temps la solution de quelque problème de perspective ou d'anatomie. Évidemment le jeune peintre se plaît à vaincre les difficultés de son art ; et il n'y a pas jusqu'à ses expressions qui, dans leur excès même, ne gardent quelque chose de raide, presque d'abstrait, quelque chose où l'on retrouve un reflet du mauvais « antique » romain de la décadence.

Pareillement la Crucifixion du Louvre nous frappe à la fois comme une imitation de l'antique et comme un tour de force. On y sent la main d'un homme qui sait tout et qui, avec une virtuosité incomparable, s'amuse à exécuter des variations sur des modèles romains