Page:Revue des Deux Mondes - 1902 - tome 8.djvu/568

La bibliothèque libre.
Le texte de cette page a été corrigé et est conforme au fac-similé.

pensée du petit-fils du Taciturne monte plus haut et porte plus loin qu’un simple désir de vengeance. Celui qu’il vise dès ce moment est plus puissant que Jean de Witt. Le plan qu’il a conçu dans son cerveau précoce rayonne hors des limites de sa propre patrie. Aux regards de Guillaume d’Orange, le véritable ennemi, c’est le roi Louis XIV, et le but qu’il s’est assigné, c’est d’affranchir l’Europe de la domination française. Sa politique, on l’a dit justement, n’est ni anglaise ni hollandaise ; elle est surtout « européenne ; » et son perpétuel objectif est de briser le joug auquel un seul peuple asservit la communauté des puissances. Malgré l’antipathie de race, le contraste des caractères, l’éloignement qu’inspire au puritain sectaire la dévotion fastueuse du souverain catholique, l’objet de la haine de Guillaume n’est pas la personne même de Louis. Peut-être même, au fond du cœur, l’admire-t-il en le jalousant ; il ne permet pas, en tous cas, qu’on le rabaisse en sa présence. Un de ses familiers, après une visite à Versailles, lui disant un jour en raillant, — par allusion à Mme de Maintenon et à M. de Barbezieux, — que ce qu’il avait vu de plus curieux en France était un roi pourvu d’un ministre en bas âge et d’une maîtresse quinquagénaire : « Cela doit vous prouver, lui répondra sèchement Guillaume, qu’il ne se sert ni de l’un ni de l’autre. » Mais c’est à la France qu’il en veut ; c’est son abaissement qu’il poursuit avec une ardeur inlassable ; c’est contre sa vaste ambition qu’il se constituera le champion de l’Europe. Et l’instinct populaire ne s’y trompe pas chez nous. Le seul nom de Guillaume d’Orange excite les fureurs de la foule ; on pourra voir un jour, au faux bruit de sa fin subite, le peuple de Paris célébrer la nouvelle par de si bruyantes réjouissances, qu’un provincial, fraîchement débarqué, croit à la naissance d’un Dauphin, et se trouve tout surpris d’apprendre que le sujet de cette joie délirante est la mort d’un prince étranger.


III

Au point où nous prenons aujourd’hui son histoire, Guillaume est encore loin de cette éclatante renommée. Il n’est, pour ses compatriotes, que le descendant d’une grande race, peut-être un espoir pour l’avenir, mais, dans le temps actuel, un personnage